Préface des Editions de Londres

« Terre d’ébène » est un récit d’Albert Londres publié en 1929. A la suite d’un voyage de quatre mois en Afrique Occidentale Française, Londres dénonce le fonctionnement du système colonial français. Comme toujours, avant de partir, il n’a pas d’a priori, pas de position de principe ; il va, il voit, et il décrit. Et quand les faits observés ont formé son opinion, il ne s’encombre guère de nuances. Avec « Voyage au Congo » de Gide, et quelques autres livres éclairés de la première moitié du Vingtième siècle, « Terre d’ébène » est un des grands textes anticolonialistes.

La traite des noirs

Ce sont les « tout-nus » : vingt millions de français noirs, africains, répartis entre l’AOF (Mauritanie, Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Dahomey, Haute-Volta, Soudan, Niger) et l’AEF (Gabon, Moyen-Congo, Oubangui-Chari, Tchad) plus le Togo et le Cameroun, pris aux Allemands comme ils prirent l’Alsace et la Lorraine.

Ces colonies, Londres en fait une peinture pathétique. Sans même parler d’exploitation, ou du principe de la colonisation, les administrateurs blancs laissent l’Afrique dans un état de pauvreté, de sous investissement, de délabrement absurde et scandaleux. Plutôt que de dépenser un peu en infrastructures, en éducation, en formation, en machines, on préfère faire crever les hommes et les femmes à la tâche dans les exploitations agricoles, sur le chemin de fer Congo Océan (17,000 morts), dans les exploitations forestières, puisqu’ils ne coûtent rien, sont corvéables à merci, et que de plus, péché mignon de l’administration française, que l’on soit esclave ou pas, on les assujettit à l’impôt. La situation est si grave qu’ils sont des centaines de milliers à fuir l’Afrique coloniale française pour aller se réfugier en Afrique coloniale britannique, vers la Gold Coast (600,000), le Nigeria (2 millions)…L’AOF, c’est au bout du compte l’Afrique transformée en gigantesque bagne, à perpétuité, sans que personne ait rien fait pour mériter sa peine. « L’esclavage, en Afrique, n’est aboli que dans les déclarations ministérielles d’Europe. » ou encore « Les esclaves sont restés où ils étaient, c’est-à-dire chez leurs acheteurs. Ils ont simplement changé de nom : de captifs de traite, ils sont devenus captifs de case… »

Ce qui est extraordinaire avec Londres, c’est comment, ne s’encombrant pas de tabous, il parvient à faire rire sur un sujet si grave. Notamment les scènes décrivant l’administration française aux prises avec les paysans locaux et leurs querelles: « L’homme partit dans un long discours. Estimant qu’il avait suffisamment parlé, le commandant l’arrêta. L’interprète traduisit : - Il dit qu’ayant hérité des deux femmes de son père, dont l’une était sa mère, il a marié sa mère avec l’un de ses amis qui, en échange, lui avait promis une vache. Or, au bout de deux mois, l’ami lui a rendu sa mère en lui disant qu’il préférait sa vache. Il demande que l’ami reprenne sa mère et lui donne un mouton puisqu’il trouve que sa mère ne vaut pas une vache. »

Au passage, il s’arrêtera à Tombouctou, où il retrouvera l’habitation de René Caillé, passé là cent ans plus tôt.

La dénonciation de l’administration coloniale

« Il existe des Français qui croient que les colonies coûtent de l’argent à la métropole. Pas un liard ! Elles sont plus riches que la France, nos colonies. »

« Le blanc de l’administration protège le nègre contre le blanc des affaires, mais en use pour son propre compte. Le blanc des affaires accuse le blanc de l’administration de faire justement avec le nègre tout ce qu’il est interdit aux autres de faire. »

Londres s’en prend surtout aux administrateurs, aux gros commerçants plus qu’aux petits blancs. Il décrit une situation moyenâgeuse où les noirs sont systématiquement les victimes, mais il s’intéresse aussi au sort des métis et des petits blancs : « Comme le nègre, le blanc vit là dans le poto-poto, seul de sa race et souvent flottant dans sa marche. S’il mourrait, il devrait s’enterrer lui-même. »  Il décrit aussi la mise en coupe réglée de la terre africaine par des petits fonctionnaires tout juste arrivés de la métropole, le même genre de comportement pathétique décrit plus tard par Marguerite Duras dans Un barrage contre le Pacifique ou par Orwell dans « Une histoire birmane ». 

Nous laissons Londres finir : « Qui dit fonctionnaire colonial ne veut plus dire esprit aventureux. La carrière s’est dangereusement embourgeoisée. Finis les enthousiasmes du début, la colonisation romantique, les risques recherchés, la case dans la brousse, la conquête de l’âme nègre, la petite mousso ! On s’embarque maintenant avec sa femme, ses enfants et sa belle-mère. C’est la colonie en bigoudis ! »

Mais Londres n’est-il pas un peu dur ? L’administration coloniale, c’est finalement des gens comme nous. Si les rôles étaient inversés, croyons-nous vraiment que les coloniaux noirs se comporteraient en France d’une façon différente ? Qu’ils ne se plaindraient pas du peu d’ardeur au travail manifesté par leurs domestiques à la peau couleur de suaire ? Probablement pas. Et puis, ces comportements ont-ils fondamentalement changé ? En Malaisie, au Vietnam, au Cambodge, en Afrique, ce ne sont plus des administrateurs coloniaux, mais ils existent toujours, ces gens dépêchés par la grosse entreprise du mari dans les pays de va-nu-pieds : on les appelle les expatriés. Et eux aussi récriminent à longueur de journée, se plaignent de la chaleur, de leurs bonnes, de leurs jardiniers, envoient des photos de leur belle maison, et de leur piscine, et de tous ces signes matériels qui montrent aux autres qu’ils ont réussi, qu’ils sont plus malins que tout le monde. Eux aussi sont déchirés entre l’envie refoulée de retrouver la mère patrie et l’humiliation de se réadapter aux choses normales de la vie, la vie sans « package », le package qui fait portant le délice des conversations entre épouses d’expatriés autour du thé servi par la maid (bonne) que l’on envisage de virer…Après tout, l’enfer, ce n’est pas les autres ; l’enfer, c’est peut être une réunion entre épouses post-coloniales qui s’ennuient et ont trop chaud ?

Et cette époque dorée, on la regrette, celle où tout était simple, où la position sociale était enfin connue de tous et de toutes, où il y avait des histoires croustillantes à raconter, des divorces bien juteux, surtout quand les maris convolent avec de petites locales à la peau cuivrée, et le monde y était si simple : expats français, expats étrangers, petits jeunes que l’on ne reçoit pas parce qu’ils ne sont pas du même monde, et les locaux, les inférieurs. Les Editions de Londres vous le disent : si on rétablissait l’esclavage, ces gens là s’en accommoderaient.

Situation de l’Afrique coloniale en France

Les colonies, c’est fini. En France, c’est un message qui a toujours eu du mal à percuter. Alors, à la décolonisation, on fit pourtant tout son possible, coopération, françafrique, conseillers occultes, bases militaires un peu oubliées pas loin des aéroports, héroïsation des faits d’armes de nos militaires en Afrique. Dans une France des années soixante, soixante-dix, quatre-vingts, France en perte de repères, de vitesse, d’influence, l’Afrique anciennement coloniale, c’est un terrain de jeux où l’on gagne : un terrain où la France est la plus belle, la plus forte, la plus rapide, la meilleure, une petite colonisation discrète, sans heurts, une colonisation de l’ombre, en catimini, histoire que l’on soit bien, à l’abri des paravents chinois de notre langue et de notre histoire, un peu les rois du monde. Cette histoire là, elle est finie

Choisir son camp

« Voici donc un livre qui est une mauvaise action…On m’a également appris à l’occasion de ce voyage en Afrique noire différentes autres choses : que j’étais un métis, un juif, un menteur, un saltimbanque, un bonhomme pas plus haut qu’une pomme, une canaille, un contempteur de l’œuvre française, un grippe-sous, un ramasseur de mégots, un petit persifleur, un voyou, un douteux agent d’affaires, un dingo, un ingrat, un vil feuilletoniste. » Cela, et bien d’autres choses, c’est le prix à payer pour ne pas être d’accord avec tout le monde.

La morale, la morale commune, n’a rien à voir avec une transcendance du Bien et du Mal, mais plutôt avec ce qui, à un instant t, une époque donnée, est acceptable ou non. La morale, c’est dodeliner de la tête avec tout le monde. Les père La morale qui s’en prennent à Londres en 1929 parce qu’il dénonce ce qui nous semble aujourd’hui normal de dénoncer, c'est-à-dire la réalité humaine et révoltante du traitement d’êtres humains par d’autres êtres humains sur la base d’une segmentation culturelle, raciale, pigmentaire … Et bien, ces père la morale, ce sont les mêmes qui aujourd’hui auraient des problèmes avec Londres parce qu’il utilise le mot « nègres » au moins aussi souvent que le mot « noirs », les mêmes qui parlent de l’esclavage des noirs par les blancs, mais refusent ou oublient de parler de l’esclavage des noirs par les arabes, des noirs par les noirs (sans que cela diminue en rien, précision, l’inacceptable responsabilité des Européens dans cette histoire !), des slaves par les Ottomans, etc… La morale commune est un vrai jeu de pistes avec des bons points et des tabous ; pour vivre normalement, il suffit d’accumuler les bons points et dire les mêmes choses avec tout le monde, et surtout de ne jamais ignorer les tabous sous peine d’ex communion.

Ce n’est pas la façon de voir de Londres. Ce n’est pas non plus la notre. Pour Londres, au contraire, rien n’est tabou. Il refuse de passer sous les fourches caudines de la morale. Il comprend que la seule morale, c’est de faire à tout moment, sans crainte, sans peur, les choix que nous imposent notre conscience, c’est admettre que l’on peut se tromper, se résoudre à aller chercher les explications aux questions restées sans réponse, c’est accepter que l’on ne sera pas très populaire. C’est comprendre que chacun de nos actes nous engage, nous, mais qu’ile engage aussi quelque chose qui nous dépasse ; c’est accepter de se faire insulter, de perdre des amis, de se faire des ennemis, d’avoir des déjeuners de famille tendus. Londres dit non au « moteur à bananes », comme Jaurès dit non à la guerre en 1914, Vidocq dit non à la peine de mort, Moulin dit non à ses tortionnaires, et Beaumarchais dit non à ses censeurs.

Choisir son camp, c’est pour la plupart le seul fil conducteur de leur existence, ce qui leur assure l’assentiment du groupe qui les entoure, et leur apportera bonheur, carrière et félicité. Et puis il y a les autres. Ceux pour qui choisir son camp, c’est l’opposé. Pour ceux-là, choisir son camp, c’est un chemin pavé d’imprévus. Sans eux, nous ne serions rien.

© 2012- Les Editions de Londres