Ubu colonial

PERE UBU.

Ah ! C’est vous, Docteur le Fourneau. Nous sommes charmés que vous soyez venu à notre rencontre, alors que nous ne faisons que débarquer de ce paquebot qui nous ramène de notre ruineuse exploration coloniale, aux frais du gouvernement français. Dans le trajet d’ici notre demeure, si vous persistez à venir partager notre repas, encore qu’il n’en ait de trop pour nous et la mère Ubu, et que nous ne soyons même pas sûr qu’il soit divisible par deux, nous vous instruirons de ce que nous avons appris au cours de notre mission.

Notre première difficulté là-bas fut qu’il ne fallait point songer à nous procurer des esclaves, l’esclavage étant malheureusement aboli ; nous fûmes réduit à entrer en relations diplomatiques avec des nègres armés qui étaient mal avec d’autres nègres dépourvus de moyens de défense ; et quand les premiers eurent capturé les seconds, nous enmenâmes le tout comme travailleurs libres ; par pure philanthropie, afin d’éviter que les vainqueurs mangeassent les vaincus, et comme cela se pratique dans les usines de Paris. Désireux de faire leur bonheur à tous et de les maintenir dans le bien, nous leur avons promis, s’ils étaient bien sages, de leur octroyer, incontinent après dix ans de travail libre à notre service, et sur un rapport favorable de notre garde-chiourme, le droit d’être électeurs et de faire eux-mêmes leurs enfants.

Pour assurer leur sécurité, nous réorganisâmes la police ; c’est à dire que nous supprimâmes les commissaires de police qui n’étaient pas établis, et y subtituâmes une somnambule, laquelle nous dénonçait les délinquants, à condition toutefois, que nous prissions soin de ne la consulter que dans ses moments lucides.

LE FOURNEAU.

Voilà une intention merveilleuse, Père Ubu, surtout si la somnambule était lucide souvent.

PERE UBU.

Assez souvent, du moins toutes les fois qu’elle n’était pas saoule.

LE FOURNEAU.

Alors quand se saoulait-elle, Père Ubu ?

PERE UBU.

Toujours…Ah ! Docteur le Fourneau, vous vous fichez de moi et m’induisez à prêter à rire ! Eh bien ! écoutez comment, par notre savoir en médicine et notre présence d’esprit, nous sommes venus à bout d’une terrible épidémie, qui sévissait à bord de notre convoi de travailleurs libres, et dites-moi si vous auriez été capable d’une pareille cure ! Les nègres sont, avons-nous découvert, sujets à une maladie extraordinaire : sans motif apparent, mais plus spécialement quand on les exhorte au travail, ils se plaignent d’avoir “tatane”, se couchant par terre et il est aussi impossible de les lever que s’ils étaient déjà morts. J’ai imaginé, me souvenant que l’affusion froide était très recommandée dans les cas de delirium tremens, de jeter à l’eau le plus malade de tous, lequel fut aussitôt happé par une grande morue ; ce sacrifice expiatoire a dû plaire aux dieux marins, car tous les nègres se sont mis à danser en signe de guérison subite et pour glorifier notre remède ; et l’un des plus gravement atteints est devenu un magnifique étalon libre.

LE FOURNEAU.

L’avez-vous ramené Père Ubu ? Je le présenterai à ma femme, qui dit que la race s’en est perdue.

PERE UBU.

Hélas !  Comme il nous devait la vie et que nous n’aimons point les dettes envers la caisse de nos phynances, nous ne goutâmes point de repos que nous n’ussions trouvé une occasion de recouvrer cette créance. Elle n’a pas tardé. Un jour, il a poussé la malice jusqu’à jeter dans notre grande turbine à sucre, qui fait deux mille tours à la minute et réduit en un clin d’œil n’importe quel granit ou vieille féraille en impalpable poudre de sucre, un petit Malabar qui, à la vérité, ne grandissait point assez vite pour devenir un vrai travailleur libre. Nous n’avons pas hésité une seconde à faire exécuter le criminel, d’autant que nous avions un témoin irrécusable de son forfait, le petit Malabar en personne, qui était venu se plaindre à nous !

LE FOURNEAU.

Mais si je comprends bien, le petit Malbar n’avait donc pas été jeté dans la turbine, puisqu’il n’était pas réduit en poudre de sucre ?

PERE UBU.

Assurément non, mais il suffisait amplement, pour justifier notre justice, que l’autre eût l’intention de l’y précipiter ; et d’ailleurs, si le petit Malabar n’en est pas mort, il a contracté de cette aventure une maladie de langueur !

LE FOURNEAU.

Père Ubu, vous ne savez ce que vous dites.

PERE UBU.

Comment, Monsieur ! Alors, puisque vous êtes si malin, expliquez-moi ce que veut dire l’oos ?

LE FOURNEAU.

Est-ce du grec ou du nègre, Père Ubu ?

PERE UBU.

Traduisez toujours, vous verrez mieux ensuite.

LE FOURNEAU.

Oos ? Il y a un mot grec qui ressemble beaucoup et qui veut dire un œuf ; et puis il y a le mot “os” en français, et les livres qui en parlent, on dit qu’ils parlent d’”ostéologie” !

PERE UBU.

Je savais bien que vous étiez un âne, Monsieur le Docteur ; l’eau hausse, cela veut dire en nègre, sinon en français : l’eau monte !  Mais elle n’atteindra jamais l’étiage de votre sottise !

LE FOURNEAU.

La vôtre seule, Père Ubu, peut tout contempler de haut.

PERE UBU.

Oh !! Laissons cela, Monsieur, ou vous périrez misérablement comme ces trois requins que nous mîmes en fuite par notre valeur !

LE FOURNEAU.

Vous avez donné la chasse à trois requins, Père Ubu ?

PERE UBU.

Parfaitement, Monsieur, pas un de moins, devant tout le monde et en pleine rue ! Mais puisque vous ne savez rien, il va sans dire que vos connaissances en minéralogie ne s’étendent point jusqu’à concevoir ce que c’est qu’un requin ! Oui, Monsieur, j’ai rapporté ma gidouille intacte d’entre les pattes de trois requins, que j’ai pourchassés en marchant devant eux et me retournant de temps en temps, suivant, sinon ce gibier à poil, au moins l’usage du pays : car on appelle requin là-bas une très vieille catin négresse.

LE FOURNEAU.

scandalisé.

Oh ! Père Ubu !

PERE UBU.

Eh oui ! C’est un nom d’oiseau. Moi elles m’appelaient ma petite baleine, quoique ce diminutif amoureux fût sans contredit irrévérencieux, la baleine nous étant inférieure en dimension ; sans quoi nous ne dirions point que c’était un diminutif, à ce point que nous avons du inventer, pour discerner cette bête, le microscope à baleine.A part cela, ces dames ne sont pas mal, fort convenables et très bien élevées. Nous conversions ensemble à peu près ainsi :

Où ça que vi sava comme ça ? disions-nous.

La négresse. — Mi sava là même, parce qu’aujourd’hui moi lété un peu faille-faille : pas pouvoir aller bien loin.

Quo ça que vi fait ?

Mi fait ça que mi pet.

Vous li pas femme un sénateur ou un député ? hasardions-nous, séduit par ses bonnes manières.

La négresse — Non, moi eune marchand’  manoc, café, rhum.

 Mi pet aller pas aller voir à vous ?

 Si vi pet acheter produits coloniaux, viens, mais p’ends gard’ vi p’end’ à moi pour eune cocotte !

LE FOURNEAU.

Père Ubu, je ne vous aurais jamais cru aussi galant !

PERE UBU.

Je vais vous montrer à quoi cela tient, Monsieur. (Il fouille dans la poche gauche de sa culotte.) Vous voyez cette bouteille. Devinez quelle est cette liqueur ? C’est de l’extrait de tangue !

FIN DE L’EXTRAIT

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