ACTE 1

SCÈNE 1

Père Ubu, Mère Ubu.

Père Ubu   s’avance et ne dit rien.

Mère Ubu

Quoi ! Tu ne dis rien, Père Ubu. As-tu donc oublié le mot ?

Père Ubu

Mère… Ubu ! Je ne veux plus prononcer le mot, il m’a valu trop de désagréments.

Mère Ubu

Comment, des désagréments ! Le trône de Pologne, la grande capeline, le parapluie…

Père Ubu

Mère Ubu, je ne tiens plus au parapluie, c’est trop difficile à manœuvrer, j’aurai plus tôt fait, par ma science en physique, d’empêcher de pleuvoir !

Mère Ubu

Sotte bourrique !… les biens des nobles confisqués, les impôts perçus près de trois fois, mon aimable présence à ton réveil dans la caverne de l’ours, le passage gratuit sur le navire qui nous ramena en France, où, par la vertu de ce bienheureux mot, tu vas être nommé quand il te plaira Maître des Finances ! Nous voici en France, Père Ubu. Est-ce le moment de ne plus savoir parler français ?

Père Ubu

Cornegidouille, Mère Ubu, je parlais français quand nous étions en Pologne ; cela n’a pas empêché le jeune Bougrelas de me découdre la boudouille, le capitaine Bordure de me trahir de la façon la plus indigne, le Czar de faire peur à mon cheval à phynances en se laissant sottement tomber dans un fossé, les ennemis de tirer, malgré nos recommandations, du côté de notre précieuse personne ; l’ours de déchirer nos palotins, bien que nous lui parlassions latin de sur notre rocher, et vous, madame notre épouse, de dilapider nos trésors et les douze sous par jour de notre cheval à phynances !

Mère Ubu

Oublie comme moi ces petites misères. Mais de quoi vivrons-nous si tu ne veux plus être Maître des Finances ni roi ?

Père Ubu

Du travail de nos mains, Mère Ubu !

Mère Ubu

Comment, Père Ubu, tu veux assommer les passants ?

Père Ubu

O non ! Ils n’auraient qu’à me rendre les coups ! Je veux être bon pour les passants, être utile aux passants, travailler pour les passants, Mère Ubu. Puisque nous sommes dans le pays où la liberté est égale à la fraternité, laquelle n’est comparable qu’à l’égalité de la légalité, et que je ne suis pas capable de faire comme tout le monde et que cela m’est égal d’être égal à tout le monde puisque c’est encore moi qui finirai par tuer tout le monde, je vais me mettre esclave, Mère Ubu !

Mère Ubu

Esclave ! Mais tu es trop gros, Père Ubu !

Père Ubu

Je ferai mieux la grosse besogne. Et vous, madame notre femelle, allez nous préparer notre tablier d’esclave, et notre balai d’esclave, et notre crochet d’esclave, et notre boîte à cirer d’esclave, et vous, restez telle que vous êtes, afin que chacun voie à n’en pas douter que vous avez revêtu votre beau costume de cuisinière esclave !

SCÈNE 2

Le Champ-de-Mars

Les trois hommes libres, le Caporal

Les trois hommes libres

Nous sommes les hommes libres, et voici notre caporal. — Vive la liberté, la liberté, la liberté ! Nous sommes libres. — N’oublions pas que notre devoir, c’est d’être libres. Allons moins vite, nous arriverions à l’heure. La liberté, c’est de n’arriver jamais à l’heure — jamais, jamais ! Pour nos exercices de liberté. Désobéissons avec ensemble… Non ! Pas ensemble : une, deux, trois ! Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. Voilà toute la différence. Inventons chacun un temps différent, quoique ce soit bien fatigant. Désobéissons individuellement au caporal des hommes libres !

Le Caporal

Rassemblement !

Ils se dispersent.

Vous, l’homme libre numéro trois, vous me ferez deux jours de salle de police, pour vous être mis, avec le numéro deux, en rang. La théorie dit : Soyez libres ! — Exercices individuels de désobéissance… L’indiscipline aveugle et de tous les instants fait la force principale des hommes libres. — Portez… arme !

Les trois hommes libres

Parlons sur les rangs. — Désobéissons. — Le premier à un, le deuxième à deux, le troisième à trois. — Une, deux, trois !

Le Caporal

Au temps ! Numéro un, vous deviez poser l’arme à terre ; numéro deux, la lever la crosse en l’air ; numéro trois, la jeter à six pas derrière et tâcher de prendre ensuite une attitude libertaire. Rompez vos rangs ! Une, deux ! Une, deux !

Ils se rassemblent et sortent en évitant de marcher au pas.

SCÈNE 3

Père Ubu, Mère Ubu

Mère Ubu

Père Ubu, Père Ubu, que tu es beau avec ta casquette et ton tablier. Cherche maintenant quelque homme libre, afin d’essayer sur lui ton crochet et ta brosse à cirer, et d’entrer au plus vite en tes nouvelles fonctions.

Père Ubu

Eh ! J’en vois trois ou quatre qui se sauvent par là-bas.

Mère Ubu

Attrape-s-en un, Père Ubu.

Père Ubu

Cornegidouille ! Je ne demande pas autre chose ! Cirage des pieds, coupage des cheveux, brûlure de la moustache, enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles…

Mère Ubu

Eh ! Tu perds la tête, Père Ubu ! Tu te crois encore roi de Pologne.

Père Ubu

Madame ma femelle, je sais ce que je fais, et vous, vous ignorez ce que vous dites. Quand j’étais roi, je faisais tout cela pour ma gloire et pour la Pologne ; et maintenant je vais avoir un petit tarif d’après lequel on me paiera : torsion du nez, 3 francs 23 par exemple. Pour une somme moindre encore, je vous ferai passer par votre propre casserole.

La Mère Ubu s’enfuit.

Suivons tout de même ces gens, afin de leur faire nos offres de service.

SCÈNE 4

Père Ubu, le Caporal, les trois hommes libres

Le Caporal et les Hommes libres défilent quelque temps ; le Père Ubu leur emboîte le pas.

Le Caporal

Portez… arme !

Le Père Ubu obéit avec son balai.

Père Ubu

Vive l’armerdre !

Le Caporal

Arrêtez, arrêtez ! Ou plutôt, non ! Désobéissants, ne vous arrêtez pas !

Les Hommes libres s’arrêtent, le Père Ubu se détache.

Quelle est cette nouvelle recrue, plus libre que vous tous, qui a inventé un maniement d’arme que je n’ai jamais vu, depuis sept ans que je commande : Portez… arme !

Père Ubu

Nous avons obéi, Monsieur, pour remplir nos devoirs d’esclave. J’ai fait : portez arme.

Le Caporal

J’ai expliqué bien des fois ce mouvement, mais c’est la première que je le vois exécuter. Vous savez mieux que moi la théorie de la liberté. Vous prenez celle de faire même ce qui est ordonné. Vous êtes un plus grand homme libre, Monsieur ?…

Père Ubu

Monsieur Ubu, ancien roi de Pologne et d’Aragon, comte de Mondragon, comte de Sandomir, marquis de Saint-Grégeois. Actuellement, esclave, pour vous servir, Monsieur ?…

Le Caporal

Le Caporal des hommes libres, Pissedoux… mais, quand il y a des dames, le marquis de Granpré. Rappelez-vous, je vous prie, qu’il convient de ne me donner que mon titre, même s’il vous arrive d’avoir à me commander, car je vous reconnais sergent pour le moins, par le savoir.

Père Ubu

Caporal Pissedoux, on s’en souviendra, monsieur. Mais je suis venu dans ce pays pour être esclave et non pour donner des ordres, quoique j’aie été sergent, comme vous dites, quand j’étais petit, et même capitaine de dragons. Caporal Pissedoux, au revoir.

Il sort.

Le Caporal

Au revoir, comte de Saint-Grégeois. — Escouade, halte !

Les Hommes libres se mettent en marche et sortent de l’autre côté.

SCÈNE 5

Eleuthère, Pissembock

Pissembock

Ma petite Éleuthère, nous sommes, je crois, un peu en retard.

Eleuthère

Mon oncle Pissembock…

Pissembock

Ne m’appelle donc pas ainsi, même quand il n’y a personne ! Marquis de Grandair, n’est-ce pas un nom plus simple, comme on en peut juger à ce qu’il ne fait pas retourner les gens ? Et puis tu peux bien dire, tout court : Mon oncle.

Eleuthère

Mon oncle, cela ne fait rien que nous soyons en retard. Depuis que vous m’avez obtenu l’emploi…

Pissembock

Par mes hautes relations.

Eleuthère

… De cantinière des hommes libres, j’ai retenu quelques mots de leur théorie de la liberté. J’arrive en retard, ils ne boivent pas, ils ont soif et comprennent d’autant mieux l’utilité d’une cantinière.

Pissembock

Ainsi, ils ne te voient jamais, et il serait beaucoup plus intelligent de ne pas venir du tout, rôtir quotidiennement ton oncle au grand soleil de ce champ de manœuvres.

Eleuthère

Mon oncle Piss… Mon oncle, qu’à cela ne tienne, que ne restez-vous chez vous ?

Pissembock

Ce ne serait pas convenable, ma nièce. Ma petite Éleuthère, il ne faut pas laisser les hommes libres prendre trop de libertés. Un oncle, s’il n’empêche rien, est une pudeur vivante. On n’est pas une femme… libre, on est une nièce. J’ai déjà ingénieusement exigé, quoique l’usage de ce pays libre soit d’aller tout nu, que tu ne sois décolletée que par les pieds…

Eleuthère

Et vous ne m’achetez jamais de bottines.

Pissembock

Je crains moins d’ailleurs les hommes libres que ton fiancé, le marquis de Granpré.

Eleuthère

Quoique vous donniez un bal en son honneur, ce soir… Que son nom est beau, mon oncle !

Pissembock

C’est pourquoi, chère enfant, je te fais souvenir avec quelque insistance qu’il est malséant de m’appeler devant lui…

Eleuthère

Pissembock, je n’oublierai pas, mon oncle.

SCÈNE 6

Les mêmes, Père Ubu

Père Ubu

Ces militaires ne sont pas riches, c’est pourquoi j’aimerais mieux servir d’autres personnages. Eh ! Cette fois, je découvre une jeune personne charmante, qui a une ombrelle de soie verte et une décoration rouge que lui porte un monsieur respectable. Tâchons de ne pas l’effrayer. — Cornegidouille ! De par ma chandelle verte, ma douce enfant, je prends la liberté, votre liberté de vous faire mes offres de service. Torsion du nez, extraction de la cervelle… non, je me trompe : cirage des pieds…

Eleuthère

Laissez-moi.

Pissembock

Vous rêvez, Monsieur, elle a les pieds nus.

SCÈNE 7

Les mêmes, puis Mère Ubu

Père Ubu

Mère Ubu ! Apporte le crochet à cirer et la boîte à cirer et la brosse à cirer, et viens me la tenir solidement par les pieds !

A Pissembock.

Quant à vous, Monsieur !…

Éleuthère et Pissembock

Au secours !

Mère Ubu

accourant.

Voilà ! Voilà ! Père Ubu. Je t’obéis. Mais que fais-tu avec ton attirail à chaussures ? Elle n’a pas de chaussures.

Père Ubu

Je veux lui cirer les pieds avec la brosse à cirer les pieds. Je suis esclave, cornegidouille ! Personne ne m’empêchera de faire mon devoir d’esclave. Je vais servir sans miséricorde. Tudez, décervelez !

La Mère Ubu tient Éleuthère. Le Père Ubu se précipite sur Pissembock.

Mère Ubu

Quelle brutalité stupide ! La voilà évanouie maintenant.

Pissembock

tombant.

Et moi, je suis mort !

Père Ubu

cirant.

Je savais bien que je les ferais tenir tranquilles. Je n’aime pas que l’on me fasse du tapage ! Je n’ai plus qu’à leur réclamer le salaire qui m’est dû, que j’ai honnêtement gagné à la sueur de mon front.

Mère Ubu

Réveille-la pour qu’elle te paye.

Père Ubu

O non ! Elle voudrait me donner un pourboire, sans doute ; je ne réclame que le juste prix de mon travail ; et puis, pour éviter toute partialité, il faudrait ressusciter le bonhomme que j’ai massacré, et ce serait trop long ; et enfin je dois, en bon esclave, prévenir ses moindres gestes. Eh ! Voici le porte-finance de la jeune dame et le portefeuille du monsieur. A la poche !

Mère Ubu

Tu gardes tout, Père Ubu ?

Père Ubu

Crois-tu que je vais gaspiller le fruit de mon travail à te faire des cadeaux, sotte chipie ?

Lisant des papiers.

Cinquante francs… cinquante francs… mille francs… Monsieur Pissembock, marquis de Grandair.

Mère Ubu

Je veux dire : vous ne lui laissez rien, Monsieur Ubu ?

Père Ubu

Mère Ubu ! Ji vous pôche avec exorbitation des yeux ! Et d’ailleurs il n’y a dans cette bourse que quatorze pièces d’or, avec le portrait de la Liberté dessus.

Éleuthère se ranime et cherche à fuir.

Et maintenant, va chercher une voiture, Mère Ubu.

Mère Ubu

O le pleutre ! Tu n’as pas le courage de te sauver à pied, à présent !

Père Ubu

Non, je veux une grande diligence afin d’y déposer cette aimable enfant et de la reconduire à sa demeure.

Mère Ubu

Père Ubu, tu n’as aucune suite dans les idées. Je vois que tu te gâtes, tu tournes à l’honnête homme. Tu as pitié de tes victimes, tu deviens fou. Père Ubu ! — Et puis, tu laisses traîner ce cadavre que l’on va voir.

Père Ubu

Eh ! Je m’enrichis… comme d’habitude. Je continue mon travail d’esclave. Nous la fourrerons dans la voiture…

Mère Ubu

Et le Pissembock ?

Père Ubu

Dans le coffre de la voiture, pour faire disparaître les traces du crime. Tu monteras avec elle pour lui servir de garde-malade, de cuisinière et de dame de compagnie ; et moi, je grimperai derrière.

Mère Ubu

amenant la diligence.

Tu auras de beaux bas blancs et un habit doré, Père Ubu ?

Père Ubu

Sans doute : je l’aurai bien gagné par mon zèle ! — Au fait, comme je ne les ai pas encore, c’est moi qui vais accompagner Mademoiselle là-dedans et toi qui te percheras derrière.

Mère Ubu

Père Ubu, Père Ubu…

Père Ubu

En route.

Il entre avec Éleuthère. La voiture s’ébranle.

Fin du premier acte