Préface des Editions de Londres

« Ubu roi » est représenté pour la première fois en 1896 au Théâtre de l’œuvre. Si l’origine du personnage de Ubu, c’est Monsieur Hébert, le professeur de physique du Lycée de Rennes, son inspiration, c’est bien, pour paraphraser Jarry, tout l’absurde qui est au monde. Dans le génie, il est vain de chercher un système préconstruit comme une maison Phénix. Le génie, ce serait plutôt le faisceau de lumière qui se développe et s’enrichit, sans entraves ni contraintes. Un peu à l’opposé de cette re-formatisation de l’humain qui s’opère dans la plupart des entreprises, preuve que, si une réflexion urgente sur la situation sociale du monde du travail ne se fait pas bientôt, c’est la démocratie et la volonté de vivre ensemble qui sont en danger.

La première fois que j’entendis parler d’Ubu, c’était à la télévision avec Jean-Christophe Averty. Je mis bien longtemps avant de le lire. Pourtant, lorsque adolescent je le lus pour la première fois, ce fut une réalisation : j’avais l’impression d’avoir toujours connu Ubu.

Les Editions de Londres posent d’ailleurs cette question : c’est peut-être la caractéristique de certains chefs d’œuvre de paraître familiers dés la première lecture ?

Peut-on résumer l’histoire d’Ubu ? Un être immonde, qui remercie le roi Venceslas des honneurs qu’il lui accorda en l’assassinant lâchement, puis en s’emparant du pouvoir afin d’écraser d’impôts ses sujets et de piller les richesses des nobles de sa cour. Escorté de l’inénarrable mère Ubu, il symbolise la lâcheté, la duplicité, la bêtise et la cruauté humaines. Pourtant, de l’Ubu, il y en a dans chacun d’entre nous.

Peut-on parler de parodie des grandes œuvres théâtrales ? Peut-on parler de satire ? de loufoque ? Les Editions de Londres ne savent pas trop. Ce qu’elles savent, c’est que ces adjectifs sont un peu vains, inutiles, car Ubu ne se paraphrase pas, ne se commente pas, Ubu se lit, s’absorbe et se mémorise. Une fois Ubu l’œuvre bien intégrée au sein de chaque petit homuncule, le monde se voit différemment, il se reconstruit sous nos yeux par une mise en abyme du langage, un langage si créatif, si puissant qu’à l’instar des œuvres littéraires uniques, il invente et organise un monde. Car contrairement au monde sur imaginatif et débridé de Vian, l’univers absurde de Jarry est très tenu et contrôlé, il déborde de folie mais frappe aussi par sa simplicité.

Car Ubu, c’est avant tout, ou après tout, le langage. Sa force, son extraordinaire puissance d’évocation, qui disparaît du monde quotidien mais survit sous certaines formes dans les quelques rares mondes non policés comme la rue (enfin, parfois…) ou les planches de la comédie.

Le langage, c’est à la fois la liberté et la prison.

Aujourd’hui le langage se décompose en une multiplicité de sabirs cloisonnés qui sont le meilleur témoignage de l’implosion sociale à venir, de l’explosion programmée du contrat social, tout cela à cause de la babelisation du langage. Bien plus grave, non seulement ces langages s’écartent les uns des autres comme des plaques tectoniques, et avec eux les groupes sociaux qui les constituent et les structurent (voir Bourdieu), mais c’est surtout le phénomène de sur technisation de chacun de ces sabirs qui inquiète Les Editions de Londres. En effet, Les Editions de Londres prétendent (et c’est un sujet que ses fondateurs connaissent bien) que la vie sociale est maintenant centrée autour du monde de l’entreprise, que les relations sociales miment les relations professionnelles, articulées autour de joutes de pouvoir, et que c’est la maîtrise du langage, à savoir l’expertise en neutralisation de ses scories, qui procure les clés du pouvoir.

D’ailleurs, EDL va plus loin : la « morale » (tout court) est en passe de devenir une morale de l’entreprise (politiquement correct, normalisation du langage, des relations entre humains, hiérarchisation des rapports, invasion de l’intime par la sphère technologique, systèmes fermés, mesure des humains sur la base de la performance, valorisation des comportements prédateurs, glorification du machiavélisme de bureau…).

Ubu nous fout tout cela en l’air :

De par ma chandelle verte !

Amenez le cheval à phynances.

Dans la trappe.

Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles !

J’ai l’honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les nobles et prendre leurs biens.

Gare à qui ne marchera pas droit. Ji lon mets dans ma poche avec torsion du nez et des dents et extraction de la langue.

Pour sûr. Torsion du nez et des dents, extraction de la langue et enfoncement du petit bout de bois dans les oneilles.

Alors, si parfois le langage c’est une prison, le déni de la spontanéité et de l’intimité, sans lesquels il n’est pas d’humain (pour une définition précise de ce qu’est l’humain, regardez la scène du toit dans Blade Runner), le langage c’est aussi la liberté, et la liberté c’est Ubu.

© 2011- Les Editions de Londres