Préface des Éditions de Londres

« Une ténébreuse affaire » est un roman d’Honoré de Balzac publié en 1841. Le roman appartient aux Scènes de la vie politique. « Une ténébreuse affaire » est un curieux roman, à la fois historique, politique, d’espionnage et policier. Un peu à part dans l’œuvre de Balzac, de par la difficulté à le classifier, la complexité de l’action, l’entrecroisement constant entre les évènements romanesques et les considérations politiques et historiques, le curieux découpage du temps, « Une ténébreuse affaire » est notre première publication de Balzac. Si par certains aspects, la situation historique, le contexte politique, le côté romanesque des sentiments, notamment ceux des nobles, vaincus au final par les forces de l’histoire, ce roman évoque un peu « Les Chouans », il est à notre avis supérieur.

Résumé

L’action commence en 1803, en Champagne. Michu est un paysan devenu garde général. Pendant la Terreur, il assiste à l’exécution de la Marquise et du Marquis de Simeuse, à qui il doit pourtant sa place. Michu préserve les biens des Simeuse et de leurs héritiers, comme les jumeaux Simeuse qui viennent de rentrer clandestinement en France. Un complot se prépare, dans le but d’assassiner Bonaparte. Les Royalistes le haissent parce que, Premier Consul, il va se faire Empereur, et que c’en sera fini des espoirs de retour de la Monarchie, tandis que les Révolutionnaires le haïssent aussi puisqu’il trahira ainsi la Révolution. Arrivent Corentin et Peyrade, deux policiers envoyés par Fouché, dont le rôle dans le complot qui se prépare est encore assez obscur, mais ça va se clarifier…Dès la première rencontre entre Michu et Corentin et Peyrade, on sent tout de suite que le courant ne passe pas, mais alors pas du tout. On découvre ensuite Laurence de Cinq-Cygne, qui échappa avec ses deux jeunes frères jumeaux à l’exécution. Elle et ses frères ont été recueillis par les Hauteserre, ses tuteurs. Laurence est active dans un complot royaliste pour se débarrasser de Bonaparte. Les deux fils de ses tuteurs, lesquels sont tous deux amoureux de Laurence, sont aussi du complot de même que les jumeaux Simeuse, frères de Laurence, ceux qui sont de  retour en France. Et c’est là que ça se complique : l’intendant Malin a dissimulé sur sa terre, qu’il avait dérobé aux Simeuse, des documents compromettants évoquant un autre complot, celui que fomente Fouché pour se débarrasser de Bonaparte, mais en faisant porter la responsabilité sur les Royalistes, les Simeuse…Or, comme Fouché soupçonne aussi les Simeuse de vouloir récupérer leur terre avec la restauration de la royauté, il envoie donc ses deux policiers préférés, Corentin et Peyrade, afin de remuer un peu tout ça. C’est Michu qui est au centre de l’affaire. Il fait porter de la nourriture aux Simeuse, cachés dans un ancien monastère, et a également dissimulé au nom de ses maîtres un trésor. Evidemment, Corentin, l’âme damnée de Fouché, se doute bien de quelque chose. Arrive un tournant de l’histoire. Laurence de Cinq-Cygne revient chez elle et surprend Corentin en train d’examiner une cassette qui lui appartient. Elle le frappe violemment d’un coup de cravache, comme elle frapperait un manant qui lui manque de respect. Corentin ne répond rien. Mais elle ne perd rien pour attendre. Elle vient de signer l’arrêt de mort du reste de sa famille. La première partie, qui se termine avec cet épisode, est constamment interrompue par des flash-backs, des explications historiques, des retours en arrière, des explications sur les personnages, leur passé, leurs liens, leur personnalité. A la fin de la première partie, Corentin et Peyrade ont fait chou blanc. Les conspirateurs se sont enfuis dans la forêt, grâce à Michu, Gothard et Catherine.

Dans la deuxième partie du livre, le sénateur de Gondreville (Malin) est enlevé dans son château. On accuse Michu, Cinq-Cygne et les Simeuse. Des hommes masqués ayant l’allure des jumeaux Simeuse et des Hauteserre ont fait irruption, ont enlevé Malin et ont brûlé les papiers compromettants. On finira par retrouver Malin, et il reconnaîtra Michu, grâce à une erreur de la femme de Michu. Dans la troisième partie, on décrit le système judiciaire, le fonctionnement du procès, les preuves à charge, l’enquête…Les Simeuse et les Hauteserre sont finalement condamnés. Leur pourvoi est jugé en Cour de Cassation. Laurence de Cinq-Cygne n’a plus d’autre choix que de demander leur grâce. Elle part, et c’est un autre grand moment du livre, elle se rend en Allemagne dans des conditions impossibles, tout de même accompagnée par le marquis de Grandeboeuf, afin de demander la grâce des quatre garçons à l’Empereur, alors que celui-ci est à la veille de la bataille d’Iéna.

La scène avec Napoléon est étonnante. La confrontation de Laurence et de Napoléon, le contraste et la grandeur des sentiments évoqués, tout ceci est assez unique dans l’œuvre balzacienne. Puis la conclusion porte la lumière sur des éléments historiques, ceux précédant la victoire de Marengo, au moment où nerveux et impatient le brelan de prêtres (Tayllerand, Fouché, Sieyès) attend. Puis quand ils apprennent la victoire de cet homme qui « vient de surpasser Annibal », c’est la fin des desseins des conspirateurs. C’est aussi la fin de Fouché. La voie est libre pour le Premier Consul.

Simple proposition pour une réécriture du roman ?

Il y plusieurs héros dans « Une ténébreuse affaire », une réécriture à la Faulkner (voir « De bruit et de fureur ») donnerait à peu près ceci : un chapitre avec l’histoire du point de vue de Michu, un cynique fidèle qui éprouve le plus profond mépris pour les autorités de son pays, et surtout pour les policiers, puis le point de vue de Corentin, qui tout de même concocte l’une des vengeances les plus terribles de la littérature, et tout ça pour un simple coup de cravache, le point de vue de Laurence de Cinq-Cygne, une des héroïnes courageuses, et une des rares femmes pures sans être victime de l’œuvre de Balzac et évidemment, en annexe, le point de vue de Fouché, puis celui de Napoléon ? La structure de « Une ténébreuse affaire » est d’une originalité étonnante, parfois déconcertante, et si Faulkner s’en était inspiré ? Et si la composition de Balzac était finalement plus subtile ? Et si Balzac avait inventé la composition a-chronologique, en vogue au cinéma depuis seulement une dizaine d’années ?

La description du système légal

Rien que pour ça, et il faut rapprocher « Une ténébreuse affaire » de « Splendeurs et misères des courtisanes », le roman est étonnant. On a le droit, outre les explications historiques, mais ici c’est bien une histoire de l’ombre, on a droit à une analyse édifiante du système et du processus judiciaire. Indispensable pour tout étudiant en Droit. Dans le chapitre trois, c’est la description du système de défense qui emporte l’imagination. Difficile d’en parler plus longuement. Nous vous invitons plutôt à le lire.

Le roman d’une erreur judiciaire ? Ou la version balzacienne de La Plaisanterie de Kundera ?

Apparemment, le passage de l’enlèvement de Malin aurait été inspiré à Balzac par un fait-divers de 1800, l’enlèvement du Sénateur de Ris par les agents de Fouché, soldé par un procès avec à la clé la condamnation de trois innocents. Et c’est bien le roman d’une erreur judiciaire, mais c’est aussi le roman de Napoléon, c’est encore le roman d’une vengeance. Pour Les Editions de Londres, ce sera une version Dix Neuvième siècle de « La plaisanterie », comme quoi, l’absurde des actes qui conduisent à des conséquences totalement disproportionnées avec les faits qui en sont l’origine n’est pas l’apanage des régimes communistes.

 « Une ténébreuse affaire », c’est l’histoire d’une erreur judiciaire, c’est la fin de la noblesse et celle de l’honneur, le crépuscule des grands hommes, avec le règne à venir des coquins que nous peindra Balzac en quatre-vingts onze romans, c’est en cela un roman fondamental pour comprendre l’œuvre de Balzac. C’est aussi et surtout l’histoire d’une vengeance diabolique pour un simple coup de cravache.

© 2013- Les Editions de Londres