Chapitre XXI

Encore un brigand. — Ma carriole d'osier. Arrestation des deux forçats. — Découverte épouvantable. —  Saint-Germain veut m'embaucher pour un vol. — J'offre de servir la police. — Perplexités horribles. — On veut me prendre au chaud du lit. — Ma cachette. — Aventure comique. — Travestissements sur travestissements. — Chevalier m'a dénoncé. — Annette au dépôt de la Préfecture. — Je me prépare à quitter Paris. — Deux faux monnayeurs. — On me saisit en chemise. — Je suis conduit à Bicêtre.

Me voilà receleur ! J'étais criminel malgré moi ; mais enfin je l'étais, puisque je prêtais les mains au crime : on ne conçoit pas d'enfer pareil à celui dans lequel je vivais. Sans cesse j'étais agité ; remords et crainte, tout venait m'assaillir à la fois ; la nuit, le jour, à chaque instant, j'étais sur le qui vive. Je ne dormais plus, je n'avais plus d'appétit, le soin de mes affaires ne m'occupait plus, tout m'était odieux. Tout ! Non, j'avais près de moi Annette et ma mère. Mais ne me faudrait-il pas les abandonner ?... Tantôt, je frémis à cette réminiscence de mes appréhensions, ma demeure se transformait en un abominable repaire, tantôt elle était envahie par la police, et la perquisition mettait au grand jour les preuves d'un méfait qui allait attirer sur moi la vindicte des lois. Harcelé par la famille Chevalier, qui me dévorait ; tourmenté par Blondy, qui ne se lassait pas de me soutirer de l'argent ; épouvanté de ce qu'il y avait d'horrible et d'incurable dans ma position, honteux d'être tyrannisé par les plus viles créatures que la terre eût porté, irrité de ne pouvoir briser cette chaîne morale qui me liait irrévocablement à l'opprobre du genre humain, je me sentis poussé au désespoir, et pendant huit jours je roulai dans ma tête les plus sinistres projets. Blondy, l'exécrable Blondy était celui surtout contre qui se tournait toute ma rage. Je l'aurais étranglé de bon cœur, et pourtant je l'accueillais encore, je le ménageais. Emporté, violent comme je l'étais, tant de patience était un miracle, c'était Annette qui me la commandait. Oh ! Que je faisais alors des vœux bien sincères pour que, dans une des excursions fréquentes que faisait Blondy, quelque bon gendarme pût lui mettre la main sur le collet ! Je me flattais que c'était là un événement très prochain, mais chaque fois qu'une absence un peu plus longue que de coutume me faisait présumer que j'étais enfin délivré de ce scélérat, il reparaissait, et avec lui revenaient tous mes soucis.

Un jour, je le vis arriver avec Duluc et un ex-employé des droits réunis, nommé Saint-Germain, que j'avais connu à Rouen, où, comme tant d'autres, il ne jouissait que provisoirement de la réputation d'honnête homme. Saint-Germain, pour qui j'étais le négociant Blondel, fut fort étonné de la rencontre ; mais il suffit de deux mots de Blondy pour lui donner la clef de toute mon histoire : j'étais un fieffé coquin ; la confiance prit la place de l'étonnement, et Saint-Germain, qui, à mon aspect, avait d'abord froncé le sourcil, se dérida. Blondy m'apprit qu'ils allaient partir tous trois pour les environs de Senlis, et me pria de lui prêter la carriole d'osier dont je me servais pour courir les foires. Heureux d'être débarrassé de ces garnements à ce prix, je m'empressai de leur donner une lettre pour la personne qui la remisait. On leur livra la voiture avec les harnais ; ils se mirent en route, et je restai dix jours sans recevoir de leurs nouvelles : ce fut Saint-Germain qui m'en apporta. Un matin, il entra chez moi ; il avait l'air effaré et paraissait excédé de fatigue. « Eh bien ! me dit-il, les camarades sont arrêtés. » Arrêtés ! m'écriai-je, dans le transport d'une joie que je ne pus contenir ; mais, reprenant aussitôt mon sang-froid, je demandai des détails, en affectant d'être consterné. Saint-Germain me raconta fort brièvement comme quoi Blondy et Duluc avaient été arrêtés, uniquement parce qu'ils voyageaient sans papiers ; je ne crus rien de ce qu'il disait, et je ne doutai pas qu'ils n'eussent fait quelque coup. Ce qui me confirma dans mes soupçons, c'est qu'à la proposition que je fis de leur envoyer de l'argent, Saint-Germain répondit qu'ils n'en avaient que faire. En s'éloignant de Paris, ils possédaient cinquante francs à eux trois ; certes, avec une somme aussi modique il leur aurait été bien difficile de faire des économies ; comment advenait-il qu'ils ne fussent pas encore au dépourvu ? La première idée qui me vint fut qu'ils avaient commis quelque vol considérable, dont ils ne se souciaient pas de me faire confidence ; je découvris bientôt qu'il s'agissait d'un attentat beaucoup plus grave.

Deux jours après le retour de Saint-Germain, il me prit la fantaisie d'aller voir ma carriole, qu'il avait ramenée ; je remarquai d'abord qu'on en avait changé la plaque. En visitant l'intérieur, j'aperçus sur la doublure de coutil blanc et bleu des taches rouges fraîchement lavées ; puis, ayant ouvert le coffre pour prendre la clef d'écrou, je le trouvai rempli de sang, comme si l'on y eût déposé un cadavre. Tout était éclairci, la vérité s'annonçait plus épouvantable encore que mes conjectures ; je n'hésitai pas : plus intéressé peut-être que les auteurs du meurtre, à en faire disparaître les traces, la nuit suivante je conduisis la voiture sur les bords de la Seine ; parvenu au-dessus de Bercy, dans un lieu isolé, je mis le feu à de la paille et à du bois sec dont je l'avais bourrée, et je ne me retirai que lorsqu'elle eût été réduite en cendres.

Saint-Germain, à qui je communiquai le lendemain mes remarques, sans lui dire toutefois que j'eusse brûlé ma carriole, m'avoua enfin que le cadavre d'un roulier assassiné par Blondy, entre Louvres et Dammartin, y avait été caché jusqu'à ce qu'on eût trouvé l'occasion de le jeter dans un puits. Cet homme, l'un des plus audacieux scélérats que j'aie rencontrés, parlait de ce forfait comme s'il se fût entretenu de l'action la plus innocente : c'était le rire sur les lèvres et du ton le plus détaché, qu'il en énumérait jusqu'aux moindres circonstances. Il me faisait horreur, je l'écoutais dans une sorte de stupéfaction ; quand je l'entendis me déclarer qu'il lui fallait l'empreinte des serrures d'un appartement dont je connaissais le locataire, mes terreurs furent à leur comble. Je voulus lui faire quelques observations. « Eh que ça me fait à moi ? me répondit-il, en affaires comme en affaires ; parce que tu le connais !... raison de plus : tu sais les êtres, tu me conduiras et nous partagerons. Allons ! ajouta-t-il, il n'y a pas à tortiller, il me faut l'empreinte. » Je feignis de me rendre à son éloquence : « Des scrupuleux comme ça !... tais-toi donc ! reprit Saint-Germain, tu me fais suer (l'expression dont il se servit était un peu moins congrue). Enfin, à présent c'est dit, nous sommes de moitié. » Grand Dieu ! Quelle association ! Ce n'était guères la peine de me réjouir de la mésaventure de Blondy : je tombais véritablement de fièvre en chaud mal. Blondy pouvait encore céder à certaines considérations, Saint-Germain jamais, il était bien plus impérieux dans ses exigences. Exposé à me voir compromis d'un instant à l'autre, je me déterminai à faire une démarche auprès de M. Henry, chef de la division de sûreté à la préfecture de police : j'allai le voir ; et après lui avoir dévoilé ma situation, je lui déclarai que si l'on voulait tolérer mon séjour à Paris, je donnerais des renseignements précieux sur un grand nombre de forçats évadés, dont je connaissais la retraite et les projets.

FIN DE L’EXTRAIT

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