Préface des Editions de Londres

« Vie de Henry Brulard, Tome trois » est la troisième et dernière partie de l’autobiographie de Stendhal, écrite entre 1835 et 1836. Cette dernière partie est remarquable, inoubliable, elle conclut probablement la plus belle autobiographie que nous connaissions. La « Vie de Henry Brulard » est un livre indispensable.

Une autobiographie fidèle au temps perçu

Le tome trois est un accéléré. On découvre Stendhal au sortir de l’adolescence, qui quitte enfin Grenoble, pour partir à Paris. La lecture de ce tome trois représente beaucoup plus que la lecture d’un troisième tome, c’est aussi la mise en perspective du texte dans son intégralité, mais aussi de l’œuvre de Stendhal et de Stendhal lui-même. Avec la « Vie de Henry Brulard », nous avons découvert une nouvelle dualité dans les décisions qui influent sur les destins individuels. Il y a selon nous des hommes et femmes qui ne quittent jamais l’endroit où ils sont nés, élevés, où ils passent leur enfance et leur adolescence, et il y a ceux qui feraient tout pour en partir. Stendhal fait partie des derniers. Stendhal ferait tout, absolument tout, pour quitter Grenoble, qu’il exècre, mais pour être juste vis-à-vis de Grenoble, ce n’est pas vraiment la ville qu’il exècre, mais plutôt l’ensemble, le père sévère, la mère adorée disparue, la famille à quelques exceptions près, la vie de province etc… Il ferait tout pour quitter Grenoble, afin d’aller à Paris, qui est avant tout un « non-Grenoble », et une fois à Paris, il est déçu, ce n’est pas Paris qu’il aimera. Son bonheur, il le trouvera en Italie, et surtout à Milan. Nous y reviendrons. 

Alors, pourquoi une autobiographie fidèle au temps perçu ? Pour un certain nombre de raisons. D’abord, le temps n’y est pas linéaire. Le temps se dissimule dans la mémoire, il y a des allers et retours incessants entre le présent et le passé, des sauts entre sujets, des réflexions sur le futur. « Vie de Henry Brulard » est une autobiographie achronique. Ensuite, le temps est repensé par la perspective du moment présent. Et ceci est probablement la réponse à la question classique de l’accélération du temps avec l’âge qui emporte la balance des années. Comme le Grec antique qui contemple le temple, et qui apprécie l’harmonie des colonnes parce que le diamètre de ces mêmes colonnes augmente avec la hauteur, recréant une sorte de perspective architecturale, le diamètre des années de l’enfance et de l’adolescence est allongé afin que ces années ne disparaissent pas sous le poids des années adultes consacrées à rétablir la réalité perçue des premières années. Ce sont les années de formation qui définissent la personnalité. C’est pour cela que plus des deux tiers du troisième tome se passent à Grenoble, puisque Stendhal arrive à Paris quand il a dix-sept ans, et que ceci n’intervient qu’aux trois quarts du texte. D’ailleurs, le temps passé entre sept et quatorze ans est immense.

A l’époque de Stendhal, cette perspective de l’enfance et de l’adolescence comme formatrices de la personnalité, comme des périodes définissant à jamais le rapport au monde, est toute nouvelle. Inédite. La vie, et donc le temps, sont vus à travers des thèmes conducteurs. Et ceux-ci sont clairs, d’ailleurs nous les avons déjà énoncés : le dégoût pour Grenoble, son père, sa famille, les curés, les bourgeois, les misérables, la morale, les valeurs traditionnelles, l’argent, le latin, le système scolaire, les écrivains précieux, Chateaubriand, Racine et beaucoup d’autres, sa passion pour l’amour, les femmes, l’opéra, écrire, l’Italie, la peinture, la nature, les paysages d’Italie, Don Quichotte, Shakespeare, Corneille…

Le départ de Grenoble

Cette troisième partie est probablement plus chronologique que les deux autres, puisque cette fois-ci, Stendhal accélère un peu. Il explique les raisons de sa passion pour les mathématiques : « Suivant moi l’hypocrisie était impossible en mathématiques et, dans ma simplicité juvénile, je pensais qu’il en était ainsi dans toutes les sciences où j’avais ouï dire qu’elles s’appliquaient. ». Et il revient une dernière fois sur son éducation, dont il restera à jamais dégoûté (est-ce pour cela qu’il ne voudra pas et ne fera pas d’enfant ?) : « Elevé sous une cloche de verre par des parents dont le désespoir rendait encore l’esprit plus étroit, sans aucun contact avec les hommes, j’avais des sensations vives à quinze ans mais j’étais bien plus incapable qu’un autre enfant de juger les hommes et de deviner leurs diverses comédies. ». Avant de reconclure sur les mathématiques : « vraies ou fausses les mathématiques me sortiront de Grenoble. » Puis il arrive à Paris, n’aime pas. Se convainc qu’il aime tout de même…Puis il déclare : « Ce qui marque ma différence avec les niais importants du journal et qui portent leur tête comme un Saint-sacrement, c’est que je n’ai jamais cru que la société me dût la moindre chose. » Quel bonheur que de lire ça…

Paris et les goûts littéraires

Arrivé à Paris fin Novembre 1799, il se rend chez son cousin Daru, à l’angle des rues de Bourgogne et Saint Dominique. Voici ce qu’il dit : « Le profond désappointement de trouver Paris peu aimable m’avait embrasé l’estomac. La boue de Paris, l’absence de montagnes, la vue de tant de gens occupés passant rapidement dans de belles voitures à côté de moi, connu de personne et n’ayant rien à faire, me donnaient un chagrin profond. » Il essaie de comprendre pourquoi : « N’avoir pas de montagnes perdait absolument Paris à mes yeux. ». C’est sûr, c’est dur de vivre dans une cuvette…Et que dirait Stendhal, cerné de part en part par une prison haussmannienne ? Puis il évoque son amour de Shakespeare mais aussi de l’Arioste et de la Nouvelle-Héloïse. Et il explique pourquoi il n’aime pas Racine et son « manque total de simplicité et de naturel ». D’ailleurs, le vrai problème avec Paris, ce n’est pas tant que c’est une prison haussmannienne, c’est aussi la société parisienne, laquelle demande un jeu auquel Stendhal ne se prêtera résolument pas. Voici les conseils du cousin Daru : « Vous devriez chercher à plaire…Avec leur protection vous serez fait…Travaillez bien le matin, et le soir cultivez les salons, mon affaire est de vous guider ; par exemple, donnez vous le mérite de l’assiduité, commencez par celui-là. Ne manquez jamais un mardi de Mme Cardon. ». Mais Stendhal ne le voit pas de cet œil là : « Il fallait tout ce bavardage pour être compris d’un fou qui songeait plus à Hamlet ou au Misanthrope qu’à la vie réelle. Quand je m’ennuyais dans un salon, j’y manquais la semaine d’après et n’y reparaissais qu’au bout de quinze jours. Avec la franchise de mon regard et l’extrême malheur et prostration de forces que l’ennui me donne, on voit combien je devais avancer mes affaires par ces absences. »

La Grande Armée

Puis, après cette escale de quelques mois à Paris, il abandonne son projet vague de préparer l’examen de l’Ecole Polytechnique et d’y entrer, et il s’engage. Nous sommes en 1800. Il monte à cheval, a des pistolets, peine à soulever son sabre, attrape des ampoules aux mains, lutte contre sa peur du danger. Il arrive en Suisse, puis c’est Aoste et l’Italie. Et c’est l’extase. Il aura fallu plus de dix-sept ans, mais il est enfin au monde : « j’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages et l’arc de triomphe d’Aoste que je n’avais qu’un vœu à former, c’est que cette vie durât toujours. ». Une extase, un recul du haut du Saint Bernard, qui lui amène ces réflexions : « Mais je vois en 1836 que mon plus grand plaisir est de rêver, mais rêver à quoi ? Souvent à des choses qui m’ennuient. L’activité des démarches nécessaires pour amasser 10.000 francs de rente est impossible pour moi. De plus il faut flatter, ne déplaire à personne, etc… ». Et encore : « J’ai eu un lot exécrable de sept ans à dix-sept ans, mais, depuis le passage du mont Saint Bernard (à 2.491 mètres d’élévation au dessus de l’Océan), je n’ai plus eu à me plaindre du destin, mais au contraire à m’en louer. ». Il raconte comme il découvrit son premier opéra en Italie, le Matrimonio Segreto de Cimarosa, et l’effet que cela lui fit.

Milan

Milan, l’extase. « mon cœur ne sent que Milan et la campagne luxuriante qui l’environne. ». « Cette ville devint pour moi le plus beau lieu de la terre. »Seules une vingtaine de pages sont consacrées au bonheur absolu qu’il découvre à partir de dix-sept ans. Mais ce bonheur est communicatif…« J’écris ceci et j’ai toujours tout écrit comme Rossini écrit sa musique, j’y pense, écrivant chaque matin ce qui se trouve devant moi dans le libretto. »

Mais qui est Henry Brulard ?

Nous avons jugé bon de récapituler les traits principaux de sa personnalité, pour le plaisir, pour savoir ce que nous y reconnaissons.

Il a l’âme romanesque, c’est son espagnolisme. Il aime rêver. Il ne peut se résoudre à la société, il ne peut flatter, demander, se faire voir. Il déteste l’hypocrisie. C’est un enfant unique qui a perdu sa mère adorée beaucoup trop tôt, et qui ne supportait pas sa famille, mais qui fut probablement sauvé par l’affection qu’il avait pour son grand-père, et aussi par sa force de caractère. Son contact avec ceux de son âge étant si limité, il ne sait rien des autres, et il souffre encore d’une grande fragilité émotionnelle, une sensibilité à fleur de peau, que seuls le contact amoureux et physique des femmes, et celui des armes, vont partiellement résorber. C’est d’ailleurs le départ, le voyage, qui le sortent de son désarroi et le conduisent au bonheur, car ce bonheur est en grande partie du à la liberté enfin découverte. Il a une passion pour la lecture, avec des goûts déjà fort marqués, pour ce qui est beau, dépasse les conventions, ce qui recherche l’effet dans une certaine simplicité. Il n’aime pas les pédants, les avares, les hypocrites, les curés, les bourgeois, les faux aristocrates, les courtisans, les salons, la famille, les institutions, les conventions et les normes sociales…Il adore la peinture italienne, la musique italienne, l’opéra italien, les villes italiennes. C’est un fou d’Opéra. Il aime écrire au jour le jour. Rien ne vaut le naturel et la spontanéité. Comme toutes les natures enthousiastes et spontanées, il est sujet à des crises de déprime et naturellement à des moments d’extase.

Henry Brulard est un être unique ; en avance sur son temps, mais aussi en complet décalage, à mi-chemin entre un Dix-Huitième finissant et un Dix-Neuvième balbutiant, il voit déjà tous les travers du Dix-Neuvième avant que celui-ci n’ait tout à fait commencé. Alors, être égoïste et insupportable, Henry Brulard, sûrement pas, pas facile à vivre, sûrement, mais un être libre, féru d’une vraie liberté, tout simplement. Rétif à donner des leçons. Un peu un antimoraliste qui nous pond une antiautobiographie comme il y a des antimémoires ou des antiromans. La « Vie de Henry Brulard », c’est finalement le Journal d’un libre-penseur, un non-donneur de leçons, honnête et attachant. Un manuel pour la survie en période moderne. Un remède contre la déprime. Un hymne d’amour à la liberté, aux femmes, à l’Italie, à la musique. Tout ça et rien de tout ça. Extraordinaire.

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