Chapitre 34

Je crois que j'ai expédié tout ce dont je voulais parler avant d'entrer dans le dernier récit que j'aurai à faire des choses de Grenoble, je veux dire de ma cascade dans les mathématiques.

Mlle Kubly était partie depuis longtemps et il ne m'en restait plus qu'un souvenir tendre, Mlle Victorine Bigillion était beaucoup à la campagne, mon seul plaisir en lecture était Shakspeare et les Mémoires de Saint-Simon, alors en sept volumes, que j'achetai plus tard en douze, édition avec les caractères de Baskerville, passion qui a duré comme celles des épinards au physique et qui est aussi forte pour le moral à cinquante-trois qu'à treize ans.

J'aimais d'autant plus les mathématiques que je méprisais davantage mes maîtres, MM. Dupuy et Chabert. Malgré l'emphase et le bon ton, l'air de noblesse et de douceur qu'avait M. Dupuy en adressant la parole à quelqu'un, j'eus assez de pénétration pour deviner qu'il était infiniment plus ignare que M. Chabert. M. Chabert qui, dans la hiérarchie sociale des bourgeois de Grenoble, se voyait tellement au-dessous de M. Dupuy, quelquefois, le dimanche ou le jeudi matin, prenait un volume d'Euler ou de... et se battait ferme avec la difficulté. Il avait cependant toujours l'air d'un apothicaire qui sait de bonnes recettes, mais rien ne montrait comment ces recettes naissent les unes des autres, nulle logique, nulle philosophie dans cette tête ; par je ne sais quel mécanisme d'éducation ou de vanité, peut-être par religion, le bon M. Chabert haïssait jusqu'au nom de ces choses.

Avec ma tête d'aujourd'hui j'avais il y a deux minutes l'injustice de m'étonner comment je ne vis pas sur-le-champ le remède. Je n'avais aucun recours, par vanité mon grand-père répugnait aux mathématiques qui étaient la seule borne de sa science presque universelle. Cet homme, ou plutôt monsieur Gagnon n'a jamais rien oublié de ce qu'il a lu, disait-on avec respect à Grenoble. Les mathématiques formaient la seule réponse de ses ennemis. Mon père abhorrait les mathématiques par religion, je crois, il ne leur pardonnait un peu que parce qu'elles apprennent à lever le plan des domaines. Je lui faisais sans cesse des copies du plan de ses biens à Claix, à Échirolles, à Fontagnieu, au Cheylas (vallée près...), où il venait de faire une bonne affaire.

Je méprisais Bezout autant que MM. Dupuy et Chabert.

Il y avait bien cinq à six forts à l'École centrale qui furent reçus à l'École Polytechnique en 1797 ou 98, mais ils ne daignaient pas répondre à mes difficultés, peut-être exposées peu clairement ou plutôt qui les embarrassaient.

J'achetai ou je reçus en prix les œuvres de l'abbé Marie, un volume in-8°. Je lus ce volume avec l'avidité d'un roman. J'y trouvai les vérités exposées en d'autres termes, ce qui me fit beaucoup de plaisir et récompensa ma peine, mais du reste rien de nouveau.

Je ne veux pas dire qu'il n'y ait pas réellement du nouveau, peut-être je ne le comprenais pas, je n'étais pas assez instruit pour le voir.

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Pour méditer plus tranquillement je m'étais établi dans le salon meublé de douze beaux fauteuils brodés par ma pauvre mère et que l'on n'ouvrait qu'une ou deux fois l'an pour ôter la poussière. Cette pièce m'inspirait le recueillement, j'avais encore dans ce temps-là l'image des jolis soupers donnés par ma mère. On quittait ce salon étincelant de lumières pour passer à dix heures sonnant dans la salle à manger où l'on trouvait un poisson énorme. C'était le luxe de mon père ; il avait encore cet instinct dans l'état de dévotion et de spéculations d'agriculture où je l'ai vu abaissé.

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C'est sur la table T que j'avais écrit le premier acte ou les cinq actes de mon drame, que j'appelais comédie, en attendant le moment du génie à peu près comme si un ange eût dû m'apparaître.

Mon enthousiasme pour les mathématiques avait peut-être eu pour base principale mon horreur pour l'hypocrisie, 1’hypocrisie à mes yeux c'était ma tante Séraphie, Mme Vignon, et leurs prêtres.

Suivant moi l'hypocrisie était impossible en mathématiques et, dans ma simplicité juvénile, je pensais qu'il en était ainsi dans toutes les sciences où j'avais ouï dire qu'elles s'appliquaient. Que devins-je quand je m'aperçus que personne ne pouvait m'expliquer comment il se faisait que : moins par moins donne plus (— x — = +) ? (C'est une des bases fondamentales de la science qu'on appelle algèbre.)

On faisait bien pis que ne pas m'expliquer cette difficulté (qui sans doute est explicable car elle conduit à la vérité), on me l'expliquait par des raisons évidemment peu claires pour ceux qui me les présentaient.

M. Chabert pressé par moi s'embarrassait, répétait sa leçon, celle précisément contre laquelle je faisais des objections, et finissait par avoir l'air de me dire :

« Mais c'est l'usage, tout le monde admet cette explication. Euler et Lagrange, qui apparemment valaient autant que vous, l'ont bien admise. Nous savons que vous avez beaucoup d'esprit (cela voulait dire : Nous savons que vous avez remporté un premier prix de belles-lettres et bien parlé à M. Teste-Lebeau et aux autres membres du Département), vous voulez apparemment vous singulariser. »

Quant à M. Dupuy, il traitait mes timides objections (timides à cause de son ton d'emphase) avec un sourire de hauteur voisin de l'éloignement. Quoique beaucoup moins fort que M. Chabert, il était moins bourgeois, moins borné, et peut-être jugeait sainement de son savoir en mathématiques. Si aujourd'hui je voyais ces Messieurs huit jours, je saurais sur-le-champ à quoi m'en tenir. Mais il faut toujours en revenir à ce point.

Élevé sous une cloche de verre par des parents dont le désespoir rendait encore l'esprit plus étroit, sans aucun contact avec les hommes, j'avais des sensations vives à quinze ans mais j'étais bien plus incapable qu'un autre enfant de juger les hommes et de deviner leurs diverses comédies. Ainsi je n'ai pas grande confiance au fond dans tous les jugements dont j'ai rempli les 536 pages précédentes. Il n'y a de sûrement vrai que les sensations, seulement pour parvenir à la vérité il faut mettre quatre dièzes à mes expressions. Je les rends avec la froideur et les sens amortis par l'expérience d'un homme de quarante ans.

Je me rappelle distinctement que, quand je parlais de ma difficulté de moins par moins à un fort, il me riait au nez ; tous étaient plus ou moins comme Paul-Émile Teysseyre et apprenaient par cœur. Je leur voyais dire souvent au tableau à la fin des démonstrations :

« Il est donc évident », etc.

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Rien n'est moins évident pour vous, pensais-je. Mais il s'agissait de choses évidentes pour moi, et desquelles malgré la meilleure volonté il était impossible de douter.

Les mathématiques ne considèrent qu'un petit coin des objets (leur quantité), mais sur ce point elles ont l'agrément de ne dire que des choses sûres, que la vérité, et presque toute la vérité.

Je me figurais à quatorze ans, en 1797, que les hautes mathématiques, celles que je n'ai jamais sues, comprenaient tous ou à peu près tous les côtés des objets, qu'ainsi, en avançant, je parviendrais à savoir des choses sûres, indubitables, et que je pourrais me prouver à volonté, sur toutes choses.

Je fus longtemps à me convaincre que mon objection sur —x— = + ne pourrait pas absolument entrer dans la tête de M. Chabert, que M Dupuy n'y répondrait jamais que par un sourire de hauteur, et que les forts auxquels je faisais des questions se moqueraient toujours de moi.

J'en fus réduit à ce que je me dis encore aujourd'hui : il faut bien que — par — donne + soit vrai, puisque évidemment, en employant à chaque instant cette règle dans le calcul, on arrive à des résultats vrais et indubitables.

Mon grand malheur était cette figure :

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Supposons que RP soit la ligne qui sépare le positif du négatif, tout ce qui est au-dessus est positif, comme négatif tout ce qui est au-dessous ; comment, en prenant le carré B autant de fois qu'il y a d'unités dans le carré A, puis-je parvenir à faire changer de côté au carré C ?

Et, en suivant une comparaison gauche que l'accent souverainement traînard et grenoblois de M. Chabert rendait encore plus gauche, supposons que les quantités négatives sont les dettes d'un homme, comment en multipliant 10.000 francs de dette par 500 francs, cet homme aura-t-il ou parviendra-t-il à avoir une fortune de 5.000.000, cinq millions ?

M. Dupuy et M. Chabert sont-ils des hypocrites comme les prêtres qui viennent dire la messe chez mon grand-père et mes chères mathématiques ne sont-elles qu'une tromperie ? Je ne savais comment arriver à la vérité. Ah ! qu'alors un mot sur la logique ou l'art de trouver la vérité eût été avidement écouté par moi ! Quel moment pour m'expliquer la Logique de M. de Tracy ! Peut-être j'eusse été un autre homme, j'aurais eu une bien meilleure tête.

Je conclus, avec mes pauvres petites forces, que M. Dupuy pouvait bien être un trompeur, mais que M. Chabert était un bourgeois vaniteux qui ne pouvait comprendre qu'il existât des objections non vues par lui.

Mon père et mon grand-père avaient l'Encyclopédie in-folio de Diderot et d'Alembert, c'est ou plutôt c'était un ouvrage de sept à huit cents francs. Il faut une terrible influence pour engager un provincial à mettre un tel capital en livres, d'où je conclus, aujourd'hui, qu'il fallait qu'avant ma naissance, mon père et mon grand-père eussent été tout à fait du parti philosophique.

Mon père ne me voyait feuilleter l'Encyclopédie qu'avec chagrin. J'avais la plus entière confiance en ce livre à cause de l'éloignement de mon père et de la haine décidée qu'il inspirait aux prêtres qui fréquentaient à la maison. Le grand vicaire et chanoine Rey, grande figure de papier mâché, haut de cinq pieds dix pouces, faisait une singulière grimace en prononçant de travers les noms de Diderot et de d'Alembert. Cette grimace me donnait une jouissance intime et profonde, je suis encore fort susceptible de ce genre de plaisir. Je le goûtai quelquefois en 1815 en voyant les nobles refuser le courage à Nicolas Buonaparte, car alors tel était le nom de ce grand homme, et cependant dès 1807, j'avais désiré passionnément qu'il ne conquît pas l'Angleterre, où se réfugier alors ?

Je cherchai donc à consulter les articles mathématiques de d'Alembert dans l'Encyclopédie, leur ton de fatuité, l'absence de culte pour la vérité me choqua fort et d'ailleurs, j'y compris peu. De quelle ardeur j'adorais la vérité alors ! Avec quelle sincérité je la croyais la reine du monde dans lequel j'allais entrer ! Je ne lui voyais absolument d'autres ennemis que les prêtres.

Si — x — = + m'avait donné beaucoup de chagrin, on peut penser quel noir s'empara de mon âme quand je commençai la Statique de Louis Monge, le frère de I'illustre Monge et qui allait venir faire les examens pour l'École polytechnique.

Au commencement de la géométrie, on dit : « On donne le nom de PARALLÈLES à deux lignes qui, prolongées à l'infini, ne se rencontreraient jamais. » Et, dès le commencement de la Statique, cet insigne animal de Louis Monge a mis à peu près ceci : Deux lignes parallèles peuvent être considérées comme se rencontrant, si on les prolonge à l'infini ».

Je crus lire un catéchisme et encore un des plus maladroits. Ce fut en vain que je demandai des explications à M. Chabert.

« Mon petit, dit-il en prenant cet air paternel qui va si mal au renard dauphinois, l'air d'Édouard Mounier (pair de France en 1836), mon petit, vous saurez cela plus tard »; et le monstre, s'approchant de son tableau en toile cirée et traçant deux lignes parallèles et très voisines, me dit :

« Vous voyez bien qu'à l'infini on peut dire qu'elles se rencontrent. »

Je faillis tout quitter. Un confesseur, adroit et bon jésuite, aurait pu me convertir à ce moment en commentant cette maxime :

« Vous voyez que tout est erreur, ou plutôt qu'il n'y a rien de faux, rien de vrai, tout est de convention. Adoptez la convention qui vous fera le mieux recevoir dans le monde. Or la canaille est patriote et toujours salira ce côté de la question ; faites-vous aristocrate comme vos parents et nous trouverons moyen de vous envoyer à Paris et de vous recommander à des dames influentes. »