Préface des Editions de Londres

Le « Voyage en Orient », tome 2, est la suite du Voyage en Orient, Tome 1, le plus grand récit de voyage, écrit par Gérard de Nerval, publié en 1851, et certainement la référence de la littérature de voyage poétique. A la fois introspection personnelle, aventure ethnographique aux tons mystiques et ésotériques, et peinture d’un Orient à la fois « éternel » et à jamais disparu, le « Voyage en Orient » est une aventure incontournable.

Rappel rapide du contexte du voyage

Inspiré par la publication récente du Voyage en Espagne de Théophile Gautier, Nerval se lance à la suite de Lord Byron, Chateaubriand et Lamartine, et part pour l’Orient le 22 Décembre 1842. Il en revient un an plus tard à la suite d’un périple qui l’aura conduit en Autriche, Italie, Grèce, Alexandrie, Le Caire, Constantinople, Malte, Naples… Le premier tome du Voyage en Orient se rapporte à l’Europe Centrale et surtout à l’Egypte. Le deuxième tome raconte son séjour au Liban et en Turquie. L’action ralentit dans ce deuxième tome. Sentirait-on déjà chez Nerval l’envie du retour ? Ou alors la réalisation résignée que tout ceci n’est qu’une illusion, un moment volé à un destin inexorablement dérobé à une vie tracée ? Qu’il n’y a pas grand espoir en dehors de la civilisation ? Nous ne le savons pas. Mais si l’optimisme du Tome Un semble diminuer, ce tome deux gagne en considérations mystiques et philosophiques ce qu’il perd en anecdotes croustillantes ou personnelles C’est un peu comme si Nerval revivait dans le tome un, pendant les premiers mois d’une vie enfin libre, puis retombait dans se démons pessimistes au cours du tome deux, et qu’il se résout à rentrer.

Les Maronites

Les chrétiens orientaux fascinent en France, et notamment depuis la guerre du Liban qui commence fin des années soixante-dix. Parmi toutes les églises chrétiennes orientales, l’Eglise Maronite fait partie intégrante de l’Eglise Catholique. Et Nerval rappelle à plusieurs reprises le serment des Rois de France depuis le Treizième siècle de protéger les Maronites « en toute circonstance ». La référence à Saint-Louis sera d’ailleurs faite à plusieurs reprises au début des années quatre-vingts par certains politiques quand il s’agira de justifier l’envoi de troupes françaises au Liban. 

Les Druzes

Nerval donne ici l’un des premiers comptes-rendus de la religion druze, quelques années après la publication de l’ « Exposé de la religion des Druses » d’Antoine-Isaac Sylvestre de Sacy. Gérard de Nerval est fasciné par leur ésotérisme, leur mystique qui lui fait dire qu’ils sont les «francs-maçons de l’Orient ». Il en parle longuement et à plusieurs reprises, notamment dans le chapitre quatre du Prisonnier et le chapitre six sur les Akkals : «  la croyance des Druses n’est qu’un syncrétisme de toutes les religions et de toutes les philosophies antérieures. Les Druses ne reconnaissent qu’un seul Dieu, qui est Hakem ; seulement ce Dieu, comme le Bouddha des Indous, s’est manifesté au monde sous plusieurs formes différentes…. » ; « C’est toujours au fond, l’idée Chrétienne, avec une intervention plus fréquente de la Divinité, mais l’idée Chrétienne sans Jésus, car les Druses supposent que les apôtres ont livré aux Juifs un faux Messie… » ; « par ce système de révélations religieuses qui se succèdent d’époque en époque, les Druses admettent aussi l’idée musulmane, mais sans Mahomet… ». Et encore, on ne s’étonne guère de l’intérêt que Nerval leur porte : « Dans toute cette doctrine on ne trouve point trace du péché originel ; il n’y non plus ni paradis pour les justes, ni enfer pour les méchants. La récompense et l’expiation ont lieu sur la terre par le retour des âmes dans d’autres corps. » ; « Quant à la transmigration, elle s’opère d’une manière fort simple : le nombre des hommes est constamment le même sur la terre. A chaque seconde il en meurt un et il en naît un autre ; l’âme qui fuit est appelée magnétiquement dans le rayon du corps qui se forme, et l’influence des astres règle providentiellement cet échange de destinées ; mais les hommes n’ont pas, comme les esprits célestes, la conscience de leurs migrations. » 

Monothéiste, la religion druze est, si nous avons bien compris…, fondamentalement un syncrétisme, comme la plupart des religions nées de nombreux siècles après la religion dominante de la région où elle est née, et surtout quand cette région est déjà le théâtre de conflits de religion (ainsi, on ne peut que faire la comparaison avec la naissance de la religion Sikh). C’est un syncrétisme formé à partir d’éléments du mysticisme musulman, des religions perses et indiennes, du gnostisme et du néoplatonisme. Ce qui est important, c’est qu’il n’y a ni liturgie ni lieux de culte chez les Druzes. Ce qui est également passionnant, c’est la foi dans les transmigrations, ou métempsychose.

D’ailleurs, le sujet des Druzes passionne tellement Gérard de Nerval qu’il cherche à se marier avec une jeune princesse druze qui se trouve être l’amie de son esclave (achetée dans le Tome un), les deux jeunes femmes étant en pension chez la provençale Madame Carlès ; mais pour arracher un consentement, il doit au préalable obtenir la libération d’un cheikh druze et se faire passer pour une sorte de Druze d’occident, plus ou moins affilié aux anciens Templiers… Extraordinaire !

Les Sabéens

Nerval en parle peu, mais les mentionne pourtant à plusieurs reprises. D’où ce petit paragraphe, car il nous a paru important de livrer quelques échantillons de l’incroyable richesse de ce livre ; et si les lignes qui suivent ne sont pas une invitation au voyage ?! : « Sur la rive droite du Nil, à quelque distance du port de Fostat, où se trouvent les ruines du vieux Caire, non loin de la montagne du Mokatam, il y avait, quelques temps après l’an 1000 des chrétiens, qui se rapporte au quatrième siècle de l’hégire musulmane, un petit village habité en grande partie par des gens de la secte des sabéens… » Et de raconter l’histoire d’Hakem, contée par le cheikh prisonnier, d’où l’entrecroisement ici dans le récit de Nerval entre l’exposé sur la religion et les croyances druzes, l’église maronite et la secte sabéenne. A la fin Hakem disparaît, et son corps n’est pas retrouvé.

Les Sabéens restent un objet d’investigation de la part des orientalistes. C’est une secte judéo-chrétienne du Proche et Moyen-Orient, quasiment disparue, et qui n’a rien à voir avec les descendants du royaume de Saba. D’après certains coranistes distingués, ils suivraient le quatrième livre de la tradition abrahamique, le Zabur, livre révélé par Dieu et que l’on associerait  au Livre des Psaumes.

Les Persans

Vers la fin de son voyage, Nerval cherche à s’installer à Stamboul, la ville asiatique, ce qui n’est pas permis aux Francs ou Européens. On lui conseille alors de se faire passer pour Persan, « je lui fis observer que j’avais trouver le moyen d’habiter Le Caire, hors du quartier Franc, en prenant le costume du pays et en me faisant passer comme cophte. « Eh bien ! me dit-il, un seul moyen existe ici, c’est de vous faire passer pour Persan….Ces gens ne sont pas seulement de la secte d’Ali ; il y a aussi des Guèbres, des Parsis, des Koraïtes, des Wahabis, ce qui forme un tel mélange de langages, qu’il est impossible aux Turcs de savoir à quelle partie de l’Orient ces hommes appartiennent. »

Au final, Nerval s’installe avec ses nouveaux amis persans dans un caravansérail, et y passe agréablement la fin de son séjour à Stamboul… C’est alors qu’il rencontre les derviches.

Les derviches

De nouveau, Nerval est fasciné par ces pratiques mystiques, voire ésotériques pour nos yeux occidentaux bien monothéistes et dé-spiritualisés : il explique qu’ils se rattachent au « système platonicien », qu’ils sont les plus tolérants des religieux qu’il connaisse, que le peuple les aime, et qu’ils sont des panthéistes. Il va ensuite distinguer entre différentes écoles, les munasihi, inspirés de la tradition indienne, qui croient à la transmigration des âmes, les eschrakis ou illuminés qui « s’appliquent à la contemplation de Dieu dans les nombres, dans les formes et dans les couleurs », les haïretis ou étonnés qui « représentent l’esprit de scepticisme ou d’indifférence », et qu’il voit comme épicuriens.

Le conte de Soliman et de Belkis-Makéda

Nerval termine avec un conte merveilleux, interminable, qui implique Adoniram, Soliman, les Sabéens, la reine de Saba, et qui nous rappelle tour à tour les Mille et une nuits, le mythe des races d’Hésiode, et certains passages de L’Or du Rhin, ce qui n’a rien d’étonnant d’ailleurs pour un germaniste aux penchants orientalistes comme Gérard de Nerval ; en résumé, le conte explique que la reine de Saba/ Belkis-Makéda aurait eu un fils d’un autre que Soliman/Salomon… Un abyssinien proteste, et un Persan lui répond : « Cette légende est orthodoxe à notre point de vue, et si ton petit prêtre Jean d’Abyssinie tient à descendre de Soliman, nous lui accorderons que c’est par quelque noire éthiopienne, et non par la reine Balkis qui appartenait à notre couleur. »

Finalement, le récit s’achèvera au bout de deux semaines…Deux semaines pendant lesquelles Nerval ira écouter tous les soirs le conteur pendant une heure et demie dans le café oriental. Et de terminer sur ces réflexions, qui nous donnent envie de reprendre le livre à partir de zéro : « J’aimais beaucoup le café fréquenté par mes amis les Persans, à cause de la variété de ses habitués et de la liberté des paroles qui y règnait… » ; « On trouve en effet beaucoup plus de tolérance dans ces réunions cosmopolites de marchands des divers pays de l’Asie, que dans les cafés purement composés de Turcs ou d’Arabes. »

Et bientôt c’est la fin, et c’est la gorge serrée que nous accompagnons Gérard de Nerval dans son périple de retour. Un grand, un immense moment de huit cent pages, que l’on aimerait ne jamais terminer.

© 2012- Les Editions de Londres