Préface des Editions de Londres

Le « Voyage autour du monde », ou « Voyage autour du monde par la frégate du roi La boudeuse et la flûte l’Etoile » est un récit de voyage écrit en 1771 par le navigateur et explorateur Louis-Antoine de Bougainville, un étonnant voyageur qui contribua à fabriquer le mythe des mers du sud.

Les mers du sud

Les mers du sud sont devenues un mythe aux multiples dimensions, un mythe polysémique. Bougainville en fut l’initiateur. Il part de Nantes en Novembre 1766, revient à Saint-Malo en Mars 1769. Il sera le premier navigateur français à faire le tour du monde, deux cent cinquante ans après Magellan ! En vingt huit mois, il va aux Malouines, à Buenos Aires, à Montevideo, à Rio de Janeiro, il rencontre et étudie les mœurs des Patagons, il passe le détroit de Magellan, navigue jusqu’en Polynésie, s’arrête quelques mois à Tahiti, la Nouvelle Cythère, puis c’est Samoa, Vanuatu, les îles Salomon, les Moluques, il passe le cap de Bonne Espérance, et rejoint les côtes du Royaume de France. Les mers du sud, c’est l’errance, mais une errance ensoleillée, faite de rencontres épisodiques, anecdotiques, sulfureuses parfois, entre des civilisés déracinés et des civilisations qui se promènent en pirogue à balancier, des civilisations de la mer, de l’Océan Pacifique. C’est la découverte, le contraste des couleurs et des corps nus, lascifs et cuivrés, l’explosion de fruits exotiques sur les toiles de Gauguin, les chansons de Brel où le temps s’immobilise. La mort est ruisselante comme un cours d’eau dans le jardin d’Eden, la mort est lente, mais c’est une mort dans l’oubli. Peut être est-ce une mort plus proche de la condition humaine, une mort douce et sans espoir ? Les mers du sud, on les parcourt, on les navigue, on les contemple, mais en dehors des jalons de la civilisation, comme Lord Jim de Conrad, comme Bougainville, comme La Pérouse, comme Jack London. C’est le seul endroit de la terre où l’Océan est omniprésent, qui multiplie les petits paradis terrestres, seuls et abandonnés. Car sur son île, on est vraiment seul au monde, en dehors de tout, sans espoir d’évasion. La mer, symbole de liberté et d’aventures dans nos civilisations occidentales, s’affiche ici dans un rôle à contre-emploi. Elle immobilise le parcours de l’homme, elle reproduit les mêmes jours à l’infini. Elle emprisonne par son immensité. On comprend très bien pourquoi ces hommes du Dix-huitième siècle réfléchirent au sort de l’homme civilisé en rencontrant ces peuplades où dans l’apparence n’existe aucune hiérarchie sociale, où les femmes sont lascives, où tous font l’amour sur ces plages. Encore aujourd’hui, l’homme occidental ne s’est pas remis de ce premier contact, et comme les oiseaux migrateurs, il s’en va chercher ces moments d’oubli là où il le peut.

Ecoutons Bougainville :

Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden ; nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse…

Vous l’avez compris, pour Les Editions de Londres, les mers du sud, elles n’existent que dans l’œil de l’observateur.

Tahiti et le mythe du bon sauvage

Ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle.

On associe souvent mythe du bon sauvage avec Rousseau, qu’aurait renforcé Bougainville, et que n’aurait pas forcément nié Diderot dans le Supplément au Voyage de Bougainville. Ce sont des foutaises. D’abord, le mythe du bon sauvage n’est jamais qu’une variation sur la nostalgie des origines, le retour au jardin d’Eden, un temps idéalisé d’avant la damnation. Ensuite, Diderot critique la civilisation européenne plus qu’il ne loue ou n’idéalise le Tahitien. Au passage il provoque un peu comme toujours. Quant à Rousseau, faire le procès de la société civilisée et de son effet pervers sur l’homme, ce n’est pas la même chose que d’idéaliser les peuplades restées à l’état de nature. Enfin, il est faux de prétendre aussi que Bougainville fait l’apologie de l’état de nature. Bien au contraire, si on sent un frisson d’envie quand il découvre ces paysages insulaires magnifiques, qu’il décrit les corps des hommes, la beauté de leurs femmes, il ne faut pas oublier qu’il vient de passer plusieurs mois en mer. Plus tard, il fait la critique des institutions polynésiennes, et révèle la société bloquée, hiérarchisée de ce prétendu paradis.

Batavia

Nous aimons bien aussi sa description de Batavia, qui deviendra Jakarta. Dés 1768, Bougainville analyse les ressorts de la colonisation hollandaise. Il décrit le fonctionnement de la compagnie des Indes hollandaise, la fonction d’entrepôt qu’exerce Batavia, et nous plonge dans un monde d’épices. Il explique déjà le rôle des commerçants chinois, et nous parle déjà de l’île Robben, deux cent ans avant que le Gouvernement Sud-Africain n’y envoie Nelson Mandela pour vingt-sept ans.

Voyager dans le temps ? Bien sûr c’est possible. « Nous ne nous lassions point de nous promener dans les environs de Batavia. Tout Européen, même accoutumé aux plus grandes capitales, serait étonné de la magnificence de ses dehors. Ils sont enrichis de maisons et de jardins superbes, entretenus avec ce goût et cette propreté qui frappent dans tous les pays hollandais. Je ne crains pas de dire qu’ils surpassent en beauté et en richesse ceux de nos plus grandes villes de France, et qu’ils approchent de la magnificence des environs de Paris. »

Le précurseur de Claude Lévi-Strauss ?

Nous sommes certains que les fans de Lévi-Strauss (dont Les Editions de Londres font partie) ne seront pas d’accord avec nous, mais de nombreux passages du « Voyage autour du monde » nous évoquent Tristes tropiques. Nous sommes loin de dire que l’étouffement de l’Amazone est comparable avec l’ennui des mers du sud. Mais Bougainville est un des premiers anthropologues. Ses remarques sont pertinentes et poétiques. Au milieu du Dix Huitième siècle, voici un homme qui décrit ce qu’il voit, cherche à comprendre, et qui refuse d’expliquer ce qu’il ne sait pas ou ne comprend pas. De nombreux détails qu’il nous rapporte sont précieux, sur les mœurs, sur la religion, la structure de la société, les plantes, la faune, la flore, mais aussi les ustensiles, les bateaux, les langues, l’apparence physique. Il rencontre au fil de son voyage des Polynésiens, des Mélanésiens, des negritos, et on sent bien qu’intuitivement il sent leurs différences. Le téléchargeur du « Voyage autour du monde » trouvera à la fin de l’e-book non seulement une carte de la circumnavigation de Bougainville, mais aussi une carte du peuplement des îles du Pacifique, et une autre montrant les grandes subdivisions entre familles ethniques et linguisitiques. Voilà, rien ne vaut Bougainville pour avoir envie d’apprendre et de comprendre.

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