Préface des Éditions de Londres

Les « Voyages de Gulliver » est l’œuvre maîtresse de Jonathan Swift publiée en 1726.

Les Voyages de Gulliver ont souvent fait l’objet d’éditions abrégées et illustrées pour les enfants comme s’il s’agissait d’un conte de fées. Mais, même si la lecture en est amusante et plaisante d’un bout à l’autre, c’est une satire véhémente et amère contre les mœurs et les gouvernements de l’époque de Swift.

Les Voyages de Gulliver valurent un succès immédiat à Swift même si le public a pu se laisser prendre par les efforts qu’avait mis Swift pour faire croire qu’il s’agissait vraiment d’une relation de voyage du capitaine Lemuel Gulliver.

La version française

Une traduction en Français fut publiée en 1727. Cette traduction fut faite par l’abbé Desfontaines. Cette traduction a été considérée comme pleine de contresens, de suppressions et d’additions et Swift s’en était plaint avec indignation. L’abbé Desfontaines affirmait lui-même qu’il avait changé beaucoup de passages pour les accommoder au goût de ses compatriotes.

L’excellente traduction que nous proposons est celle de Bernard Henri Gausseron publiée en 1884, dont nous avons modernisé l’orthographe. Elle est complète et suit fidèlement le texte anglais. Nous avons inclus les deux lettres qu’avait ajoutées Swift dans l’édition de 1735 sensées être échangées entre le capitaine Gulliver et son cousin Sympson et destinées à faire croire qu’il s’agissait d’un véritable récit de voyage. Nous avons repris les illustrations d’Edmond Morin figurant dans l’édition de 1884 afin d’égayer la lecture.

Nous donnons également la version anglaise de l’édition originale. La comparaison entre la version française et la version anglaise peut se faire à tout moment en utilisant les balises [E] et [F] permettant de passer du français à l’anglais et réciproquement.

Résumé des Voyages de Gulliver

Swift organise sa satire autour de la relativité des situations humaines, il est d’abord dans le voyage à Lilliput, un géant parmi les nains, pour aussitôt après dans le voyage à Brobdingnag être un nain parmi les géants. Dans le voyage à Laputa, il est méprisé par des intellectuels à la pensée supérieure. Enfin dans le voyage chez les Houyhnhnms, il se retrouve une bête brute en face d’une race de chevaux intelligents et vertueux.

Dans son premier voyage, Gulliver fait naufrage et aborde à l’île de Lilliput où les habitants mesurent quinze centimètres. Il est enchaîné par les Lilliputiens qui l’examinent avec étonnement. On l’emmène à la capitale où le roi finit par le laisser libre devant sa bonne conduite. Il apprend la langue du pays, intéresse le roi à sa conversation. Il capture la flotte ennemie grâce à sa grande taille. Mais il se fait détester par la reine en éteignant l’incendie du palais avec son urine. Il est condamné à avoir les yeux crevés, mais réussit à s’enfuir en passant dans le royaume de Blefuscu puis en trouvant une barque, épave en mer.

Dans son second voyage, Gulliver est abandonné par ses compagnons qui fuient les géants de Brobdingnag. Il se retrouve maintenant au milieu de géants de vingt mètres. Il est ramassé par un paysan qui le ramène chez lui. Gulliver conquiert l’affection de la petite fille du géant qui le protège, le nourrit et le couche dans un lit de poupée. Le paysan, devant l’intérêt que suscite Gulliver qui apprend la langue du pays, décide de le montrer pour de l’argent dans les foires. Il finit à la cour du roi où la reine s’entiche de lui et l’achète au paysan. Il aura là de longues conversations avec le roi. Lors d’un voyage, un aigle enlève la boîte dans laquelle il est logé et la jette en mer ou heureusement un bateau le repêche.

Lors du troisième voyage, son bateau est pris par des pirates, il est abandonné en mer dans un canot et se retrouve sur une île déserte où il aperçoit au-dessus de lui l’île volante de Laputa sur laquelle on le fait monter. L’île est habitée par des savants étranges entièrement pris dans leurs pensées. Il quitte l’île volante pour la terre ferme de Balnibardi. Toutes les maisons et les champs sont bizarres car les savants ont décidé de nouvelles constructions et de nouvelles cultures. Il visite l’académie de Lagado où les chercheurs imaginent les recherches les plus farfelues dont la machine à écrire les livres. Il arrive ensuite à Maldonada pour tenter de rejoindre le Japon et fait une visite à l’île de Glubbdubdrib où le gouverneur le met en relation avec les grands hommes du passé. Il arrive dans le royaume de Luggnagg où il découvre les struldbrugs qui sont éternels, mais qui ont le malheur de vieillir et de devenir séniles. Il arrive enfin au Japon où il est dispensé de marcher sur la croix et d’où il peut rejoindre l’Angleterre.

Durant le quatrième voyage, ses hommes se mutinent contre lui et le déposent sur une île inconnue. Il y est d’abord attaqué par les Yahoos qui sont des créatures sauvages qui ressemblent à des hommes, puis il est récupéré par les houyhnhnms qui sont des chevaux dotés de raison et vivant en société. Bien que ressemblant à un yahoo que les houyhnhnms méprisent et détestent, il se lie d’amitié avec son maître houyhnhnm avec qui il a de longues conversations et dont il admire et prône la vertu. Mais l’assemblée des houyhnhnms considère cette amitié dégradante pour les houyhnhnms et Gulliver doit quitter le pays au bout de trois ans. Il construit un radeau et parvient à revenir en Angleterre. Il restera longtemps à ne plus supporter les humains, les méprisant comme les houyhnhnms méprisent les Yahoo.

Les thèmes de la satire

Chaque voyage est l’occasion d’avoir des interlocuteurs qui ne comprennent pas l’absurdité de la vie des humains et qui peuvent faire des recommandations sur ce qu’il faudrait faire pour améliorer le gouvernement et la justice.

Le voyage à Lilliput est une allusion à la cour et à la politique de l’Angleterre, Walpole est le modèle du personnage de Flimnap. Les talons hauts et les talons plats représentent les tories et les whigs, les petits boutiens et les gros boutiens sont les papistes et les protestants. La disgrâce de Gulliver auprès de la reine après l’extinction de l’incendie est celle de Swift auprès de la reine Anne après la publication du Conte du Tonneau.

Dans le voyage à Brobdingnag, Swift montre un monarque froid et réfléchi, indifférent à ce qui est curieux et beau, ne prenant intérêt que pour l’utilité publique. Les intrigues et les scandales des cours européennes que Gulliver lui décrit lui sont odieux et méprisables.

Dans le voyage à Laputa, Swift fait la satire des abus de la science et de la société royale des savants. Les commentateurs supposent qu’il avait pour modèle Isaac Newton qu’il avait fréquenté. La machine permettant d’écrire des livres est inspirée de la machine logique de Lulle, l’Ars generalis, qui devait être capable de confirmer ou d’infirmer les théories scientifiques.

Dans le voyage chez les Houyhnhnms, Swift fait preuve de misanthropie en comparant l’espèce humaine aux bêtes brutes que sont les Yahoo où des petits tyrans tiennent en esclavage le reste de l’espèce.

L’inspiration de Swift

Swift, en racontant un voyage dans des contrées imaginaires fait suite à Lucien, Rabelais, Morus, Cyrano de Bergerac. Il ajoute à ses fictions l’humour et une satire virulente. Par la précision de ses descriptions et la simplicité de son récit, il donnerait presque de la crédibilité aux aventures qu’il raconte.

Quelques passages remarquables

Dans le voyage à Lilliput, Gulliver explique que les dirigeants de l’empire sont choisis pour bien savoir danser sur une corde : « Ce divertissement n’est pratiqué que par ceux qui aspirent aux grands emplois et aux hautes faveurs de la cour. Ils sont formés à cet art dès leur jeunesse, sans avoir toujours une naissance noble ou une éducation libérale. Lorsqu’une grande charge est vacante, soit par suite de mort, soit par suite de disgrâce – ce qui arrive souvent, – cinq ou six de ces candidats font une demande auprès de l’empereur pour être autorisés à donner à Sa Majesté et à la cour le divertissement d’une danse sur la corde ; et celui qui saute le plus haut sans tomber obtient la charge vacante. »

Gulliver admire les lois de Lilliput opposées à celles de son pays : « La première dont je ferai mention regarde les délateurs. Tous les crimes contre l’État sont punis ici avec la plus extrême sévérité ; mais si la personne accusée fait éclater son innocence pendant son procès, l’accusateur est immédiatement livré à une mort infamante ; et, sur ses biens ou ses terres, on donne à la personne innocente une compensation. Ils regardent l’escroquerie comme un crime plus grand que le vol et manquent rarement de le punir de mort. »

À Lilliput, on ne fait pas que punir les malfaiteurs, mais on récompense les gens honnêtes : « Quiconque peut produire une preuve satisfaisante qu’il a strictement observé les lois pendant soixante-treize lunes a droit à certains privilèges, suivant sa qualité et sa condition, ainsi qu’à une somme d’argent proportionnée, tirée d’un fonds spécialement affecté à cet usage. »

Gulliver explique à son maître Houyhnhnm les causes des guerres : « Parfois une querelle s’élève entre deux princes pour décider lequel des deux dépossédera un troisième de ses États, auxquels ni l’un ni l’autre n’ont aucun droit à prétendre. Parfois un prince se querelle avec un autre, de peur que l’autre ne se querelle avec lui. Parfois une guerre s’entreprend parce que l’ennemi est trop fort, et parfois parce qu’il est trop faible. Parfois nos voisins veulent ce que nous avons, ou ont ce que nous voulons, et nous nous battons jusqu’à ce qu’ils aient pris notre bien ou qu’ils nous aient donné le leur. C’est un cas de guerre tout à fait légitime que d’envahir un pays après que la population en a été ravagée par la famine, détruite par la peste ou déchirée par des factions intestines. »

Il explique également le rôle des hommes de loi : « Il y a, dis-je, parmi nous, une compagnie d’hommes nourris dès leur jeunesse dans l’art de prouver, par des paroles multipliées à dessein, que le blanc est noir et que le noir est blanc, suivant qu’ils sont payés pour ceci ou pour cela. Cette compagnie tient tout le reste du peuple en servitude. Par exemple, si mon voisin a envie de ma vache, il loue un homme de loi pour prouver que je dois lui donner ma vache. Il faut alors que j’en loue un autre pour défendre mon droit, car il est contre toutes les règles de la loi qu’un homme soit autorisé à parler pour lui-même. »

Les médecins ne sont pas non plus épargnés : « Car la nature – ainsi raisonnent les médecins – ayant destiné l’orifice supérieur à la seule introduction des solides et des liquides, et l’orifice inférieur aux déjections, ces artistes, considérant ingénieusement qu’en toute maladie la nature est violemment jetée hors de son assiette, pensent que, pour l’y remettre, le corps doit être traité d’une manière directement opposée, en intervertissant l’usage de chaque orifice, introduisant de force des solides et des liquides dans l’anus, et faisant servir la bouche aux évacuations. »

©2015-Les Éditions de Londres.