Chapitre 2.
Où Gaspard et Léo débarquent à New York… New York, baby !

Cette entrée d’autoroute, on ne pouvait pas la voir avant de tomber dessus.

Peut-être étaient-ce les fumées qui s’élevaient des poubelles qui brûlent ? Ou alors, l’absence de lampadaires éclairés dans un quartier où leur fonction principale était de servir d’exercice aux tireurs amateurs ? Ou les panneaux d’entrée et de sortie qu’un ennemi de l’ordre social avait inversés ?

Le fait est qu’on n’avait pas le temps de s’arrêter et de demander notre chemin.

Nous étions pressés. A vrai dire, nous étions très, très pressés ; je crois que si nous avions été davantage pressés, on aurait été immobiles tellement on aurait été vite.

L’émeute interethnique que nous avions déclenchée il y a quelques heures gagnait maintenant en intensité et menaçait d’engouffrer la ville de New Haven dans un chaos sanglant. Pourtant, nous n’avions pas le choix. Depuis notre départ du quartier déshérité, l’arrestation de nos amis, la destruction de la mansarde de Edgewood où nous laissions tant de souvenirs, depuis ce moment, les sirènes hurlantes des voitures de police nous avaient accompagné comme le coryphée d’une tragédie classique.

Heureusement, ma Pérouse l’aperçut (l’entrée d’autoroute, pas le coryphée), et il lança la Buick dans une tangente qui se transforma bien vite en tête à queue, ce qui fit que, bien malgré nous, nous empruntâmes la bretelle à contresens. On reproche beaucoup ce genre de décisions aux contrevenants de la route. C’est fort injuste. Il ne fait aucun doute que l’entrée sur l’autoroute par une bretelle de sortie est la plupart du temps un acte non prémédité, donc excusable en fin de compte.

Enfin, ce n’est pas ainsi que ce fut perçu par la police de New Haven, puisque leurs gyrophares, sirènes, haut-parleurs et autres gadgets de l’arsenal répressif, se mirent aussitôt en découplé, comme si nous avions fait quelque chose de franchement très mal.

La route vers le sud, on l’expédia à peu près en une heure, et j’inclus les deux haltes tous feux éteints dans des stations service du Connecticut, les espaces de cinq minutes, la course poursuite de dix kilomètres sur des chemins de campagne dont La Pérouse connaissait tous les secrets depuis sa dernière virée nocturne, et enfin le passage à niveau que nous franchîmes juste avant un train de marchandises.

Et pourtant, et ceci en dit long sur le calme et la personnalité de La Pérouse, cela n’empêcha pas mon marin ami de me confier ses vues sur la civilisation :

— Tu connais les raisins de Bari ?

— Ceux avec un petit goût de fraise, dont la couleur est indéterminée, parfois, on dirait des raisins noirs, parfois ils sont blancs, enfin, des raisins rétifs à une culture identitaire…

— Oui, c’est ça. Ben voilà : j’avais un ami écossais à Roscoff qui en revendait aux supermarchés anglais.

— Roscoff, le port aux oignons roses AOC d’où partent les Johnnies sur leurs vélos pour les vendre dans les campagnes anglaises?

— Ouais, tout juste.

— Les oignons roses de Roscoff, que l’on regarde rissoler avec amour sur son foie de veau ?

— Oui, c’est ça. Et bien, figure toi que mon copain écossais, les acheteurs des supermarchés anglais refusent de lui acheter ses raisins de Bari, ceux avec un petit goût de fraise.

— Et pourquoi ?

— Justement, parce qu’ils disent que leur couleur est indéterminée. Ils disent que c’est des raisins pas « honnêtes », qu’on ne sait jamais si c’est des raisins blancs ou des raisins noirs. Que si c’est des raisins noirs, c’est dans une case, des raisins blancs, une autre case, mais qu’ils ne peuvent pas répertorier des raisins individuels. Alors ils ne vont pas les compter un par un, pour savoir lesquels sont noirs, lesquels sont blancs, et que de plus, il y en a, leur couleur est tellement indéfinissable, qu’ils sont inclassables, donc il faut les jeter…

— Des raisins métis ? Ils les jettent ?

— Oui.

— Nom de Dieu !

— Je te le fais pas dire…

Et nous allions tirer des conclusions tranchantes comme la hache sur ces acheteurs inféodés au grand capital qui privaient le monde de raisins de Bari, et que c’était l’ultime étape dans la descente aux enfers bureaucratiques, et comme cela risquait de mettre notre monde à mal, et comme notre mission s’auréolait d’une importance nouvelle, mais nous fûmes interrompus…par

New York !

Il était quatre heures du matin.

Il faut que je vous la présente. Si, si…Jusqu’à ce jour, toutes les descriptions que vous avez lues sur New York sont longues, dithyrambiques, saturées, poussives, maniérées, répétitives, séraphiques.

De plus, elles sont fausses.

Cette ville, d’abord ce n’est pas une ville, ce sont de grands mâts plantés dans un ciel sans chapiteau.

Entre les mâts, des cacophonies ronronnantes, des fumées qui s’élèvent dans un souffle, des humains hétéroclites, une arche de Noé, sur une île prête à appareiller, et à voguer sur les océans.

Une ville païenne, qui adore ses propres idoles, et dont les édifices de verre emportent l’imagination comme des volutes racoleurs de lumières.

Des regards qui partent à l’ascension des sommets, vers cette douce sensation de flottement, ce manque d’oxygène des hauteurs qui donne le sourire aux lèvres.

Rien n’est uniforme pour plus d’un block. Les certitudes les plus farouches sont agressées au coin d’une rue obscure. La vie prend des formes inattendues à la lumière des braseros. La morale ambiante subit constamment l’assaut des foyers d’immoralisme. Dans cette ville soi-disant décadente, il y a suffisamment de vies pour construire dix civilisations.

Bon, arrêtez. Tout ça, c’est vrai. Mais on s’en fout un peu.

Pourquoi ?

Parce que ça, c’est New York.

Et ?

Et New York, ce n’est pas Tompkins Park.

Attendez, vous allez comprendre…