Chapitre 4.
Le chapitre qui décoiffe, hommage aux vrais héros de tous les temps.

C’est là qu’apparut l’archange Gabriel.

Ce soir là, il n’avait rien de mieux à faire que d’errer dans un bouge de Lower East Side, Loisaida pour les intimes. Ses ailes étaient restées au vestiaire, et au vu de sa démarche peu assurée, il abusait largement des vignes du Seigneur.

Blond frisotté, une tête de chérubin du Quattrocento, il devait peser son quintal, et friser les deux mètres sur la pointe des pieds.

Avec ses lunettes de soleil intégrales, son costume croisé, ses mocassins couleur crème fraîche, il était éblouissant comme une barre de Galak. Petit brin de fantaisie sur l’ensemble immaculé, une rose rouge à la boutonnière, c’était la cerise sur une pièce bien montée.

Une porte latérale crachait des danseurs en quête d’une petite pilule, libérant une cohorte de lumières bleues qui venaient coiffer le grand type d’une auréole stroboscopique.

— Qu’est ce que tu fous là, toi ? dit l’un des bouchers en herbe, brandissant sa lame. Tu te crois au bal, ou au Waldorf Astoria ? Casse toi, ou on te saigne, ça serait dommage pour tes pompes, ajouta t-il, lui-même affectionnant les mocassins couleur coco.

Pour toute réponse, le grand gaillard sortit un objet étincelant de sa poche intérieure, un crucifix en or, serti de rubis de Mogok!

— Non, le baigneur qui fait la planche, c’est pour le dimanche ! Geignit-il.

Puis il plongea sa main démesurée dans l’autre poche et en extirpa un Khouttar en acier trempé de Damas, avec en son centre une longue rainure jalonnée de petites billes d’acier.

Il le contempla avec affection, puis il sabra l’air de longs moulinets sifflants.

Tout de suite je discernai chez cet être hors du commun une mélancolie que je ne compris pas d’abord.

Mais revenons à la scène qui nous intéresse.

Doué d’une adresse de l’autre monde, l’archange esquissa quelques motifs cubistes sur les joues des portos, déclenchant ainsi l’ire de Pablo, qui pointa son revolver sur notre sauveur. Il fit un pas de côté et la balle partit s’écraser contre l’os pariétal d’un avocat en goguette.

Alors, le grand type distribua les châtaignes comme les dragées à une première communion. Quelques molaires tombèrent sur le sol inégal, puis roulèrent longuement comme des osselets dans une cour de récréation.

Le gaillard angélique s’avança et balança un aller et retour magistral qui laissa deux pommettes saignantes au demi-sel. Puis il attrapa le col du troisième de sa main gauche et l’invita à faire connaissance avec le plafond arrondi.

Notre sauveur fit une pause. Emu par le spectacle poignant des trois lascars agonisants, et esthète avant tout, il sortit un gros cigare, l’alluma, en observa les fumerolles qui s’échappaient de son âtre rougeoyant.

Saisi par ce spectacle de désolation, il entonna un air célèbre de Catalani :

« Ebben ?...Ne andro lontana… ,
Come va l’eco della pia campana… »

Une larme coula de son œil.

— Merde, une putain d’escarbille ! dit-il.

Il souleva son gros doigt boudiné et se l’enfonça jusque dans l’orbite.

C’est alors, qu’alertés par les gémissements de nos bourreaux, une meute de colosses à matraques surgit.

Il fixa le chef de horde et lui lança un poing gros comme un bélier. L’os de la mâchoire émit un craquement.

L’archange nous fit alors un signe entendu et nous le suivîmes sans demander notre reste. Bousculant les danseurs, poursuivis par les bouledogues à catogan, nous déboulâmes au beau milieu du bar.

De ses deux doigts préférés, le géant céleste souleva le barman par les narines. Le mastroquet battait des pieds tout en respirant par la bouche.

Puis l’envoyé de l’éther vida les étagères de leurs bouteilles d’alcool et consciencieusement il arrosa la cantonade sans discrimination de race ou de sexe : chaises, tissus inflammables, danseurs incrédules, couples pacsés, mariés, et solitaires enturbannés. Enfin il sortit son Dupont en or, alluma une torche de fortune et il mit le feu aux quatre coins du bar.

La pièce flamba comme un seul homme, provoquant une panique inextinguible chez les noctambules. Il admirait le spectacle, cigare à la bouche, lorsque distrait par son œuvre, il se brûla et laissa échapper son briquet.     

— Merde, mon Dupont en or massif ! Un cadeau de ma veille tante ! cria notre alchimiste.

Surpris par la vigueur de l’incendie nous nous précipitâmes dans un couloir étroit. Une porte attendait là, au fond, que Léo, revenu à lui, l’enfonce d’un coup d’épaule.

Des éclairs jaillirent comme les étincelles d’une enclume. Une pluie chaude s’abattit sur la ville, la ruelle brilla d’éclats lacustres. Les lueurs humides des réverbères se reflétaient sur les flaques, et le tout scintillait, fondant les formes dans la fantasmagorie ambiante.

C’était un vrai torrent qui inondait les rues de Loisaida ; l’eau bouillonnante charriait la vie du quartier, seringues, boîtes de conserve, canettes, pipettes, bandages vermillon, et quelques galurins de clochards.

Nos poursuivants réapparurent, toujours à nos trousses. Bien leur en prit : une violente explosion mit fin à leur bastringue et illumina le quartier d’une féerie multicolore. Interloqués, les rescapés de la crypte infernale eurent un émoi larmoyant, ou était-ce la pluie qui dégoulinait sur leur visage noirci ?

Soudain, un taxi providentiel apparut, nous vit, tourna et freina sans bruit. Léo, l’archange et moi on s’engouffra ruisselants dans le véhicule. Nos suiveurs firent demi-tour et se précipitèrent vers leurs voitures volées, dans la pénombre d’une ruelle avoisinante.

Le chauffeur démarra sur les chapeaux de roue. C’était un gros homme noir aux favoris poivre et sel. Son accent d’Alabama fleurait bon le sud, l’herbe bleue, et les bateaux à aubes qui disparaissent sur le Mississipi.

La voix de Louis Armstrong envahit l’habitacle :

« I see the blue
Above me and you
And I say to myself 
What a wonderful world »

L’archange sortit un nouveau cigare, et s’adressa au chauffeur d’une voix puissante :

— Park Avenue, et plus vite, cocher ! Il nous faut semer ces manants !

Puis se tournant vers nous :

— Alors, vous êtes Français, les gars ? Dites, vous êtes un peu loin de la statue de la Liberté ! C’est pas des coins pour touristos !

La pluie redoubla, martelant le toit du taxi. Dans le rétroviseur on aperçut la Corvette des Portoricains qui gagnait du terrain.

Et Louis l’ange noir chantait :

« And I say to myself
What a wonderful world »

— Plus vite, cocher, plus vite!

Le taxi accéléra si brutalement qu’on oublia les portoricains dans le rétroviseur.

Les lueurs des gratte-ciels de Mid-town caressaient la tôle de couleur jaune.

Puis le taxi pila net au coin de Park et de la 65ème. Le grand type fit claquer un billet de cent dollars qu’il tendit au chauffeur mélomane.

Tous deux se mirent à fredonner, en chœur, joue contre joue :

« Heaven, I’m in heaven,
And my heart beats so that I can hardly speak
And I seem to find the happiness I seek
When we’re out together dancing cheek to cheek. »

Le taxi s’éloigna, soulevant à sa suite des fontaines d’eau. Là bas au coin de la rue, penché sur son saxo, un instant je crus voir Satchmo.

Une fois dans l’immeuble huppé, après une ribambelle de marches et d’étages on entra dans un loft avec vue imprenable sur Central Park.

Des lits aux draps froissés, parsemés de quelques dessous de femmes, constituaient l’essentiel du mobilier. Au fond se tenait un bar d’acajou dont les innombrables bouteilles apportaient une touche colorée à la grande pièce blanche. Au dessus du débit de boissons trônait le portrait d’un type à l’air vieillot, avec une moustache noire, le poitrail recouvert de décorations et de boutons dorés. Des masques, africains, océaniens, étaient accrochés ça et là aux murs et ajoutaient un parfum de mystère à ce loft dénudé.

Nous ignorions toujours le nom de notre sauveur tombé des cieux. Léo se présenta. Je lui tendis la main.

Alors, avec une distinction innée, le géant mystérieux fit une petite révérence et déclara :

— Enchanté, je suis Anibale Pontequadrato, gentilhomme de Calabre et des Pouilles, roi de la palabre et prince des couilles.