Première Partie

À Cayenne

1. C’ÉTAIT CAYENNE

Enfin ! Un soir, à neuf heures, vingt et un jours après avoir quitté Saint-Nazaire, on vit sur une côte de l’Amérique du Sud une douzaine de pâles lumières. Les uns disaient que c’étaient des becs de gaz, d’autres des mouches à feu et certains, des ampoules électriques. C’était Cayenne.

Le Biskra avait mouillé assez loin de terre, car, selon les années, le port s’envase. Encore ne devions-nous pas nous plaindre, paraît-il. Une année auparavant, on nous eût arrêtés à quatre milles en mer, ce qui, pour le débarquement, constituait une assez rude affaire, sur ces eaux sales et grondeuses, surtout pour les prévoyants qui ont des bagages de cale !

Le paquebot-annexe mugit comme un taureau, par trois fois. On entendit le bruit que fait l’ancre entraînant sa chaîne. Et tout parut entrer dans le repos.

Mais deux canots, encore au loin, accouraient vers nous, à force de bras. On distinguait sept taches blanches dans l’un, six dans l’autre. Et bientôt on perçut des paroles sur la mer. Les hommes causaient. Une voix plus forte que les autres dit :

« Barre à droite ! »

Et ils atteignirent notre échelle.

Plusieurs avaient le torse nu et d’autres une camisole de grosse toile estampillée d’un long chiffre à la place du cœur. C’était les canotiers, les forçats canotiers, qui venaient chercher le courrier.

Ils firent glisser les paquets le long de la coupée et les rangèrent dans les barques.

« Prenez garde ! dit le maigre qui était au sommet de l’échelle, voilà les « recommandés ».

Je cherchai le surveillant revolver au côté. Absent !

Treize hommes qui maintenant n’avaient plus, comme étiquette sociale, que celle de bandits, étaient là, dans la nuit, maîtres de deux canots et coltinaient officiellement, sous leur seule responsabilité, des centaines de millions de francs scellés d’un cachet de cire dans des sacs postaux.

« Descendez avec moi, me dit Decens, le contrôleur, qui devait accompagner ses sacs jusqu’à la poste. Vous ne trouverez pas à vous loger et, à moins que vous ne couchiez place des Palmistes, vous en serez quitte pour remonter à bord. »

Les forçats se mirent à leurs rames. Nous prîmes place sur les sacs.

« Tassez-vous, chefs ! » cria un forçat.

On se tassa.

« Pousse ! »

La première barque partit, la seconde suivit.

Ils contournèrent le paquebot pour prendre le courant. Leurs bras de galériens étaient musclés. Sur ces mers dures, le métier de canotier, si recherché soit-il, n’est pas pour les paresseux. Ils ramaient bouche close pour ne pas perdre leur force. La faible lueur du Biskra ne nous éclaira pas longtemps. On se trouva dans une obscurité douteuse. Instinctivement, je me retournai pour m’assurer que les deux forçats assis derrière moi n’allaient pas m’enfoncer leur couteau dans le dos. J’arrivais. Je ne connaissais rien du bagne. J’étais bête !

 « Eh bien ! L’amiral, dit Decens à celui qui tenait la barre. Qu’as-tu fait de ton surveillant, aujourd’hui ?

— Il embrouille les manœuvres. Ce n’est pas un marin. Je lui ai dit de rester à terre, qu’on irait plus vite !

— Penchez-vous à gauche, chef, me dit l’un, entre ses dents, nous arrivons aux rouleaux. »

Littérature des tatoués

Je tirai de ma poche une lampe électrique et la fis jouer. Sur le torse de celui qui me faisait face, j’aperçus une sentence, écrite avec de l’encre bleue. J’approchai la lampe et, dans son petit halo, lus sur le sein droit du bagnard : « J’ai vu. J’ai cru. J’ai pleuré. »

L’amiral demanda : « Vous n’avez pas une cigarette de France, chefs ? »

On n’avait pas de cigarettes de France.

Et je vis, au hasard de ma lampe, qu’il avait ceci, tatoué au-dessous du sein gauche : « L’indomptable cœur de vache. »

Les six ramaient dur. C’était lourd et la vague était courte et hargneuse. Curieux de cette littérature sur peau humaine, je « feuilletai » les autres torses, car, pour être plus à l’aise, tous avaient quitté la souquenille. Sur le bras de celui-ci, il y avait : « J’ai (puis une pensée était dessinée) et au-dessous : à ma mère. » Ce qui signifiait : « J’ai pensé à ma mère. » Je regardai son visage, il cligna de l’œil. Il faisait partie de ces forçats qui ont une tête d’honnête homme.

Je me retournai. Les deux qui m’avaient fait passer le frisson dans le dos offraient aussi de la lecture. Sur l’un trois lignes imprimées en pleine poitrine :

Le Passé m’a trompé,
Le Présent me tourmente,
L’Avenir m’épouvante.

Il me laissa lire et relire, ramant en cadence.

Le second n’avait qu’un mot sur le cou : « Amen. »

« C’est un ancien curé », dit l’amiral.

On arrivait. J’ai pu voir bien des ports misérables au cours d’une vie dévergondée, mais Cayenne passa du coup en tête de ma collection. Ni quai, ni rien, et si vous n’aviez les mains des forçats pour vous tirer de la barque au bon moment, vous pourriez toujours essayer de mettre pied sur la terre ferme ! Il paraît que nous n’avons pas encore eu le temps de travailler, depuis soixante ans que le bagne est en Guyane ! Et puis, il y a le climat… Et puis, la maladie, et puis, la politique… et puis, tout le monde s’en f…

Cinquante Guyanais et Guyanaises, en un tas noir et multicolore (noir pour peau, multicolore pour les oripeaux), au bout d’une large route en pente, première chose qu’on voit de Cayenne, étaient massés là pour contempler au loin le courrier qui, tous les trente jours, lentement, leur vient de France.

Et ce fut le surveillant. Je reconnus que c’était lui à la bande bleue de sa casquette. Ou bien il avait perdu son rasoir depuis trois semaines, ou bien il venait d’écorcher un hérisson et de s’en coller la peau sur les joues. Il n’avait rien de rassurant. On ne devrait pas confier un gros revolver à des gens de cette tenue. Mes forçats avaient meilleure mine. Mais c’était le surveillant et je lui dis : Bonsoir.

« B’soir ! fit le hérisson.

— Glou ! Glou ! riaient les Guyanaises. Glou ! Glou !

— Grouillez ! Faites passer les sacs, commandait l’amiral, l’ « indomptable cœur de vache ».

Il était dix heures du soir.

À travers Cayenne

Par le grand chemin à pente douce, je partis dans Cayenne. Ceux qui, du bateau, disaient que les scintillements n’étaient que des ampoules électriques avaient raison. Mais l’électricité doit être de la marchandise précieuse dans ce pays ; il n’y avait guère, à l’horizon, que cinq ou six de ces petites gouttes de lumière pendues à un fil.

Ce que je rencontrai d’abord trônait sur un socle. C’étaient deux grands diables d’hommes, l’un en redingote, l’autre tout nu et qui se tenaient par la main. Je dois dire qu’ils ne bougeaient pas, étant en bronze. C’était Schœlcher, qui fit abolir l’esclavage. Une belle phrase sur la République et l’Humanité éclatait dans la pierre. Peut-être dans cinq cents ans, verra-t-on une deuxième statue à Cayenne, celle de l’homme qui aura construit un port !

Puis, j’aperçus quelques honorables baraques, celle de la Banque de Guyane, celle de la Compagnie Transatlantique. Il y avait une ampoule électrique devant la « Transat », ce qui faisait tout de suite plus gai. Je vis un grand couvent qui avait tout du dix-huitième siècle.

Le lendemain, on m’apprit que ce n’était pas un couvent, mais le gouvernement. C’est un couvent tout de même qui nous vient des Jésuites, du temps de leur proconsulat prospère.

Je ne marchais pas depuis cinq minutes, mais j’avais vu le bout de la belle route. J’étais dans l’herbe jusqu’au menton, mettons jusqu’aux genoux, pour garder la mesure. C’était la savane. On m’avait dit que les forçats occupaient leur temps à arracher les herbes. Il est vrai qu’à deux ou trois brins par jour dans ce pays de brousse…

Généralement, à défaut de contemporains, on croise un chat, un chien dans une ville.

À Cayenne, ces animaux familiers passent sans doute la nuit aux fers, tout comme les hommes. Il n’y a que des crapauds-buffles dans les rues. On les appelle crapauds-buffles parce qu’ils meuglent comme des vaches. Ils doivent être de bien honnêtes bêtes puisqu’on les laisse en liberté !

Cela est la place des Palmistes. Ce n’est pas écrit sur une plaque, mais c’est une place et il y a des palmiers. C’est certainement ce qu’on trouve de mieux en Guyane, on l’a reproduite sur les timbres, et sur les timbres de un, de deux et de cinq francs seulement !

Marchons toujours. Ce n’est pas que j’espère découvrir un hôtel. Je suis revenu de mes illusions, et je crois tout ce que l’on m’a affirmé, c’est-à-dire qu’en Guyane il n’y a rien, ni hôtel, ni restaurant, ni chemin de fer, ni route.

Depuis un demi-siècle, on dit aux enfants terribles : « Si tu continues, tu iras casser des cailloux sur les routes de Guyane », et il n’y a pas de route ; c’est comme ça ! Peut-être fait-on la soupe avec tous ces cailloux qu’on casse ?

Voici le comptoir Galmot. Et ce magasin, un peu plus loin a pour enseigne : l’Espérance. L’intention est bonne et doit toucher le cœur de ces malheureux. Et ce bazar, où les vitres laissent voir que l’on vend des parapluies, des savates et autres objets de luxe, n’est ni plus ni moins que l’œil de Caïn, il s’appelle : La Conscience !

Dans l’huile de foie de morue

Il y a des hommes en liberté ! J’entends que l’on parle. C’est un monologue, mais un monologue dans un village mort semble une grande conversation. Je me hâte vers la voix et tombe sur le marché couvert. Un seul homme parle, mais une douzaine sont étendus et dorment. Ils doivent avoir perdu le sens de l’odorat, sinon ils coucheraient ailleurs. Pour mon compte, je préférerais passer la nuit à cheval sur le coq de l’église qu’au milieu de poissons crevés. Ces misérables dorment littéralement dans un tonneau d’huile de foie de morue !

L’homme parleur dit et redit :

«Voilà la justice de la République ! »

Ils sont pieds nus, sans chemise. Ce sont des blancs comme moi, et, sur leur peau, on voit des plaies.

Comme je continue ma route, l’homme crie plus fort :

« Et voilà la justice de la République ! »

Ce sont des forçats qui ont fini leur peine.

J’ai enfin trouvé une baraque ouverte. Il y a là-dedans un blanc, deux noirs et l’une de ces négresses pour qui l’on sent de suite que l’on ne fera pas de folie. La pièce suinte le tafia. Je demande :

« Où couche-t-on dans ce pays ? »

Le Blanc me montre le trottoir et dit :

« Voilà ! »

Retournons au port.

« Ah ! Mon bonhomme, » m’avait dit le commandant du Biskra, qui est Breton, « vous insultez mon bateau, vous serez heureux d’y revenir, à l’occasion. »

J’y revenais pour la nuit.

« Pouvez-vous me faire conduire à bord, monsieur le surveillant ? »

Une voix qui monta de l’eau répondit :

« Je vais vous conduire, chef ! »

C’était « l’indomptable cœur de vache ».

Pendant qu’il armait le canot, je regardais un feu rouge sur un rocher à cinq milles en mer. Ce rocher s’appelle l’« Enfant Perdu ». Il y a neuf mille six cents enfants perdus sur cette côte-là !

2. À TERRE

Le gouverneur de la Guyane est M. Canteau.

Je lui dois la vie : ni plus ni moins. Je veux dire qu’il me donna une maison, un lit, une moustiquaire et une petite bonne.

Si M. Canteau n’avait pas été cet homme au grand cœur, j’aurais été forcé de coucher au marché, dans un tonneau d’huile de foie de morue, et j’en serais mort sans doute.

Donc, ce premier matin, je me pavanais dans mes appartements, quand le garçon de famille me tendit une lettre. Le garçon de famille est le bagnard élevé à la dignité de domestique. En Guyane, on compte autant de garçons de famille que de moustiques. Il y a vingt fois plus de garçons de famille que de familles. C’est d’ailleurs pour cela que Painpain, illustre chercheur d’or du Haut-Maroni, affirme et affirmera jusqu’à sa mort que le bagne n’est pas une administration pénitentiaire, mais une école hôtelière.

Voici ce qui était écrit sur la lettre :

« Mon cher confrère, je suis heureux d’apprendre votre arrivée et vous souhaite la bienvenue parmi nous. Ma mère, que j’adore, est journaliste et fait, depuis plus de vingt ans, les procès criminels dans un département du Centre. Dites-moi quand je pourrai vous voir. Je suis porte-clefs et dispose de mon temps. »

Signé : V…, transporté au camp de Cayenne,

Matricule 35.150

« Quand il voudra ! »

Un quart d’heure après, un élégant faisait dans ma chambre une entrée souriante. Col empesé, maillot rayé blanc et bleu, fines chaussures. C’était un matelot de pont, un de ceux qui reluquent les passagères entre deux coups de balai. Il était rose, frais et ressemblait à un pompon de jolie femme. Je cherchai ses gants, mais il ne les mettait que le soir… C’était mon V, mon transporté au camp de Cayenne, mon matricule 35.150.

 « Voyons, lui dis-je, j’arrive, je ne sais rien. Êtes-vous encore forçat ? »

— Oui, et à perpétuité.

— Alors, qu’est-ce que vous faites dans ce costume ? »

Il faisait qu’il était porte-clefs et forçat influent et qu’un député était dans sa manche et qu’il faisait décorer les surveillants militaires et qu’il fallait que je fusse une rude gourde pour ne pas connaitre les combinaisons de la transportation.

Il partit et je mis le nez à la fenêtre. Une idylle se déroulait justement dans le jardin à côté, entre un forçat grimpé sur un manguier et un surveillant tenant une corde, au pied de l’arbre. Il s’agissait d’abattre les branches de manguier, qui, ennemies du progrès, passaient leur temps à briser les fils téléphoniques.

« Ne te casse pas les reins, » disait le surveillant au surveillé !

« Tirez à droite. Pas à gauche, bon Dieu, à droite, je vous dis ! »

Le surveillant tirait à droite.

Et un peu plus tard, ce fut charmant de voir le forçat et le gendarme attelés à la même branche, et s’en allant ensemble comme de vieux copains.

Le camp

L’après-midi, j’allai au camp. Il faut vous dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu’un — de notre connaissance parfois — est envoyé aux travaux forcés, on pense : il va à Cayenne. Le bagne n’est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d’abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l’on débaptise ces îles. Ce n’est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer !

Cayenne est bien, cependant, la capitale du bagne. Si un architecte urbaniste l’avait construite, on pourrait le féliciter. Il aurait réellement travaillé dans l’atmosphère.

C’est une ville désagrégeante. On sent qu’on serait bientôt réduit à rien si on y demeurait et que, petit à petit, on s’y effondrerait comme une falaise sous l’action de l’eau.

Comme oiseaux, il n’y a que les urubus. C’est beaucoup plus gros que le corbeau et beaucoup plus dégoûtant que le vautour. Et cela se dandine entre vos jambes et refuse de vous céder le trottoir. Et ils vous suivent comme si vous aviez l’habitude de laisser tomber des morceaux de viande pourrie sur votre chemin.

Enfin, me voici au camp ; là, c’est le bagne.

Le bagne n’est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C’est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c’est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.

Matelots, garçons de famille, porte-clés, et autres combinards, ne doivent pas faire illusion. La Guyane n’est d’ailleurs pas pour eux la vallée des Roses. Être condamné à laver, à servir, à vidanger — à l’œil et avec le sourire — ne correspond probablement pas aux rêves de jeunesse de ces messieurs. À côté, il y a les autres, les non pistonnés, les antipathiques, les rebelles, les « pas de chance ». Il y a la discipline incertaine mais implacable. Selon l’humeur, un vilain tour ne coûtera rien à son auteur ; le lendemain, l’homme ramassera une mangue, don de la nature au passant : ce sera le blockhaus. Un réflexe, ici, est souvent un crime.

Il y a qu’ils ne mangent pas à leur faim ; l’esprit peut se faire une raison, l’estomac jamais. Il y a les fers, la nuit, pour beaucoup, dans les cases ! Que chacun ait ce qu’il mérite, nous ne le discutons pas, mais que ces hommes soient venus sur terre pour dormir cloués à une planche, on ne peut dire cela. Plus de neuf mille Français ont été rejetés sur cette côte et sont tombés dans le cercle à tourments. Mille ont su ramper et se sont installés sur les bords, où il fait moins chaud ; les autres grouillent au fond comme des bêtes, n’ayant plus qu’un mot à la bouche : le malheur ; une idée fixe : la liberté.

Parmi les misérables

Il était cinq heures de l’après-midi quand j’arrivai dans la cour. Les corvées étaient rentrées, le matricule 45.903, une figure de noyé, grelottait dans une voiture à bras. À côté de lui, le 42.708 lui caressait doucement les doigts qu’il avait bagués de tatouages.

« Com…man…dant, gémit le 45.903 en s’adressant à un haut chef qui passait, je travail…lais à Ba…duel, vous com…pre…nez. Je suis bon pour l’hô…pi…tal, j’ai la fièvre, oh ! la fièvre, pouvez-vous par bon…té, une cou…ver…ture. »

« Donnez-lui une couverture. »

« Mer…ci, com…man…dant, par bonté. »

Et un petit chat qui voyait l’homme danser de fièvre, croyant que c’était pour jouer, sauta sur lui.

On me conduisit dans les locaux.

D’abord je fis un pas en arrière. C’est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n’avais encore jamais vu d’homme en cage par cinquantaine. Torses nus pour la plupart (car en Guyane, s’il ne fait pas tout à fait aussi chaud qu’en enfer, il y fait beaucoup plus lourd), torses et bras étaient illustrés.

Les « zéphirs », ceux qui proviennent des bat’-d’Af, méritaient d’être mis sous vitrine. L’un était tatoué de la tête aux doigts de pieds. Tout le vocabulaire de la canaille malheureuse s’étalait sur ces peaux : « Enfant de misère. » « Pas de chance. » « Ni Dieu ni maître. » « Innocents » et cela sur le front. « Vaincu non dompté. » Et des inscriptions obscènes à se croire dans une vespasienne. Celui-là, chauve, s’était fait tatouer une perruque avec une impeccable raie au milieu. Chez un autre, c’étaient des lunettes. C’est le premier à qui je trouvai quelque chose à dire :

« Vous étiez myope ? »

« Non ! Louftingue. »

L’un avait une espèce de grand cordon de la Légion d’honneur, sauf la couleur. Je vis aussi des signes cabalistiques.

Et un homme portait un masque. Je le regardai avec effarement. On aurait dit qu’il sortait du bal. Il me regarda avec commisération et lui se demanda d’où je sortais.

Ils se préparaient pour leur nuit. Cela grouillait dans le local. De cinq heures du soir à cinq heures du matin ils sont libres — dans leur cage. Ils ne doivent rien faire. Ils font tout ! Après huit heures du soir, défense d’avoir de la lumière, ils en ont ! Une boîte à sardines, de l’huile, un bout d’étoffe, cela compose une lampe. On fait une rafle. Le lendemain on trouve tout autant de lampes.

La nuit, ils jouent aux cartes, à la « Marseillaise ». Ce n’est pas pour passer le temps, c’est pour gagner de l’argent. Ils n’ont pas le droit d’avoir de l’argent, ils en ont. Ils le portent dans leur ventre. Papiers et monnaies sont tassés dans un tube appelé plan (planquer). Ce tube se promène dans leurs intestins. Quand ils le veulent ils… s’accroupissent.

Tous ont des couteaux. Il n’est pas de forçat sans plan ni couteau. Le matin, quand on ouvre la cage, on trouve un homme le ventre ouvert. Qui l’a tué ? On ne sait jamais. C’est leur loi d’honneur de ne pas se dénoncer. La case entière passerait à la guillotine plutôt que d’ouvrir le bec. Pourquoi se tuent-ils ? Affaire de mœurs. Ainsi finit Soleillant, d’un coup de poignard un soir de revenez-y et de hardiesse mal calculée. Un des quatre buts du législateur quand il inventa la Guyane fut le relèvement moral du condamné. Voilez-vous la face, législateur ! Le bagne c’est Sodome et Gomorrhe — entre hommes.

Et une case ressemble à une autre case. Et je m’en allai.

Evasion

Je redescendis vers la mer. Les « garçons de famille » attendaient devant le marchand de glace, les patrons aimant boire frais ! Un traînard, un forçat, ivre-mort contre le mur de la Banque de la Guyane, piétinait son chapeau de paille tressée et insultait les urubus. Il prendra trente jours de blockhaus. Il en a vu d’autres !…

Émotion au port ! Le surveillant commande nerveusement à la corvée : « Armez le canot ! Grouillez ! Et gare à vous ! »

La corvée ne se grouille pas, la corvée rit intérieurement. C’est qu’à l’horizon, dans une barque, des copains les mettent. C’est une évasion.

« Gare à vous ! Armez le canot ! »

« Oui, pouilleux, répond la corvée (intérieurement), compte sur nous et bois de l’eau de Rorota ! »

Les évadés ont dû s’entendre avec une « tapouille » brésilienne que l’on aperçoit plus loin encore, et qui, contre espèces, les conduira à Para.

D’ailleurs, la nuit va tomber comme un plomb. Un second surveillant arrive, essoufflé. La corvée est prête, enfin ! Six galériens et deux surveillants, revolver en main, prennent la mer… Mais c’est pour la forme. D’ailleurs, cette mer, ce soir, n’est pas bonne ; elle est bonne pour des forçats, non pour des surveillants. Les chasseurs d’hommes reviendront…

Les hommes aussi, probablement.

3. CHEZ BEL-AMI

Ce soir, à six heures, alors que les urubus dégoûtants s’élevaient sur les toits pour se coucher, je descendais la rue Louis-Blanc. J’allais chez Bel-Ami.

C’est moi qui l’appelle Bel-Ami, autrement, lui, s’appelle Garnier. Il est ici pour traite des blanches. Il a fini sa peine, et, pendant son « doublage », il s’est installé restaurateur. Il traite maintenant ses anciens camarades et fait sa pelote. C’est le rendez-vous des libérés rupins.

Le doublage ? Quand un homme est condamné à cinq ou à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d’années en Guyane. S’il est condamné à plus de sept ans, c’est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? C’est la grosse question du bagne : Pour ou contre le doublage.

Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble : amendement et colonisation, le résultat est pitoyable : le bagne commence à la libération.

Tant qu’ils sont en cours de peine, on les nourrit (mal), on les couche (mal), on les habille (mal). Brillant minimum quand on regarde la suite. Leurs cinq ou sept ans achevés, on les met à la porte du camp. S’ils n’ont pas un proche parent sénateur, l’accès de Cayenne leur est interdit. Ils doivent aller au kilomètre sept. Le kilomètre sept, c’est une borne et la brousse. Lorsqu’on a hébergé chez soi, pendant cinq ou sept ans, un puma, un tamanoir, un cobra, voire seulement une panthère noire, on peut les remettre en liberté dans la jungle ; en faisant appel à leur instinct, ils pourront s’y retrouver ; mais le voleur, l’assassin, la crapule, même s’il a une tête d’âne, n’est pas pour cela un animal de forêt. L’administration pénitentiaire, la « Tentiaire » dit : Ils peuvent s’en tirer. Non. Un homme frais y laisserait sa peau.

Lorsque j’entrai chez Garnier, une dizaine de quatrième-première étaient attablés (les libérés astreints à la résidence sont des quatrième-première. On rentre en France au grade de quatrième-deuxième). Je n’eus pas besoin de me présenter. Le bagne savait déjà qu’un « type » venait d’arriver pour les journaux. Et comme les physionomies nouvelles ne pullulent pas dans ce pays de villégiature, il n’y avait pas de doute : le « type » c’était moi :

« Un mou-civet, commanda une voix forte, un ! »

Deux lampes à pétrole pendaient, accrochées au mur, mais ce devait être plutôt pour puer que pour éclairer.

Sur une large ardoise s’étalait le menu du jour :

Mou-civet : 90

Fressure au jus : 90

Machoiran salé : 1

Vin, le litre : 3,40

Conservation

Bel-Ami, joli homme, chemise de tennis, canotier sur l’oreille, blondes moustaches d’ancien valseur, se tenait debout au milieu de sa baraque. Il jugea que je devais au moins me nommer.

« À qui ai-je l’honneur ?… » demanda-t-il, secouant d’un geste dégagé sa cendre de cigarette.

La politesse accomplie, il me pria de m’asseoir.

« Votre visite ne m’étonne pas, dit-il. Ma maison est la plus sérieuse. J’ai la clientèle choisie du bagne. Pas de « pieds-de-biche » (de voleurs) chez moi. »

Les clients me reluquaient plutôt en dessous.

« Voici Monsieur, dit Bel-Ami, s’adjugeant immédiatement l’emploi de président de la séance, qui vient pour vous servir, vous comprenez ? »

Alors, j’entendis une voix qui disait :

« Bah !… nous sommes un tas de fumier… »

C’était un homme qui mangeait, le nez dans sa fressure.

Mon voisin faisait une trempette dans du vin rouge. Figure d’honnête homme, de brave paysan qui va sur soixante-dix ans.

« Monsieur, j’ai écrit au président de la République. Il ne me répond pas. J’ai pourtant entendu dire que, lorsqu’on avait eu des enfants tués à la guerre, on avait droit à une grâce… 

— Vous en avez encore pour combien ?

— J’ai fini ma peine, j’ai encore cinq ans de doublage.

— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Bel-Ami.

— J’ai tué un homme…

— Ah !… si tu as tué un homme !…

— Pourquoi avez-vous tué cet homme ?

— Dans une discussion comme ça, sur ma porte, à Montroy, près de Vendôme. Il m’avait frappé. J’ai tué d’un seul coup. »

On voyait qu’il avait tué comme il aurait lâché un gros mot. Il était équarrisseur. Il s’appelle Darré. Il s’étonne que le président de la République ne lui réponde pas ; c’est donc un brave homme ! Il avait l’air très malheureux ! D’ailleurs, il s’en alla cinq minutes après, comme un pauvre vieux.

La pluie tropicale se mit à tomber avec fracas, on ne s’entendit plus. Bel-Ami ferma la porte. On se sentit tout de suite entre soi.

Au fond, un abruti répétait sans cesse d’une voix de basse :

« L’or ! L’or ! Ah l’or !

— Tais-toi, vieille bête, dit Bel-Ami, tu en as trouvé de l’or, toi ?

— Oui, oui, au placer « Enfin ! »

— Mange ta fressure et tais-toi. Nous avons à parler de choses sérieuses. »

Et se tournant vers moi, d’un air entendu :

« Ne faites pas attention, il est maboul.

— M’sieur ! dit un homme au masque dur, si on a mérité vingt ans, qu’on nous mette vingt ans ; mais quand c’est fini, que ce soit fini. J’ai été condamné à dix ans, je les ai faits. Aujourd’hui, je suis plus misérable que sous la casaque. Ce n’est pas que je sois paresseux. J’ai fait du balata dans les bois. Je crève de fièvre. C’est Garnier qui me nourrit. Qu’on nous ramène au bagne ou qu’on nous renvoie en France. Pour un qui s’en tire, cent vont aux Bambous (au cimetière).

FIN DE L’EXTRAIT

______________________________________

Published by Les Editions de Londres

© 2012— Les Editions de Londres

www.editionsdelondres.com

ISBN : 978-1-908580-06-1