Préface des Editions de Londres

« Contre le bourrage de crâne » est la compilation d’articles écrits pour Le petit journal sur la Première Guerre Mondiale alors qu’Albert Londres commence sa carrière en tant que correspondant de guerre. « Contre le bourrage de crâne », c’est la Grande guerre vue par Albert Londres. Ce sont des articles écrits presque au quotidien, de Juillet 1917 au 26 Décembre 1918. Un témoignage unique, à ne pas manquer, à lire comme un documentaire indispensable. 

La situation sur le front en Juillet 1917

Au moment de l’écriture du premier article, Albert Londres « débarque de Salonique ». Nous sommes en Juillet 1917, et voici la situation sur le front.

La première guerre mondiale, c’est avant tout une guerre entre l’Allemagne et la France, dont la majorité des combats se déroulent dans l’Est et le Nord-Est de la France. Suite à la fin de la bataille de Verdun, a lieu l’attaque du Chemin des Dames qui se solde par la mort de quarante mille soldats français et donne lieu au mois de mai 1917 à de graves mutineries, dont l’une des conséquences est une censure aggravée sur la presse, situation que doit gérer Albert Londres. En 1917 ont lieu aussi de graves mutineries du côté allemand, coïncidant avec l’agitation spartakiste, en dépit de l’emprisonnement de Rosa Luxembourg. C’est à partir d’Octobre 1917, avec la révolution Bolchévik, que la Russie va lentement amorcer son retrait du front, conduisant au traité de Brest-Litovsk négocié en mars 1918 par Trotsky. Mais si l’Allemagne n’a bientôt plus à se soucier de son flanc Est, provoqués par l’affaire Zimmermann (portant sur l’alliance possible entre la Prusse et le Mexique), les Etats-Unis entrent en guerre en Avril 1917. Les premiers contingents arriveront en Octobre, à peu près à l’époque du retrait Russe.  Le printemps 1917 est donc essentiel pour l’armée allemande. C’est le moment ou jamais d’amorcer une contre-attaque sur le front de l’Ouest.

Le document

En Juillet 1917, Albert Londres retrouve le front français. Il évoque Verdun, puis le chemin des Dames, puis il part pour le front des Flandres et le front de Belgique. Et il décrit ce qu’il voit : les exactions commises par les Allemands, les villes à moitié détruites, les cathédrales en flammes, les tranchées : « Seules les choses normales paraîtraient étranges dans ce fantastique et grand pays barbare des tranchées. ». En Août 1917, il évoque les gaz. En novembre 1917, il part pour le front Italien. Il avance jusqu’à Venise, menacée par les bombes autrichiennes, et s’y arrête, peu de temps. Il décrit les efforts de l’armée française qui se bat avec les Italiens contre les Autrichiens. En troisième partie, il repart pour le front français et cette fois-ci, il est en Lorraine. Nous sommes en janvier 1918, et les Français attendent l’offensive allemande. Il évoque la question du plébiscite alsacien. Il décrit la joie des Alsaciens à la perspective de redevenir français et leur haine de l’Allemand. C’est Wilson qui proposera l’autodétermination pour l’Alsace et la Lorraine à l’issue de la guerre, mais Clémenceau refusera…Février 1918, la situation militaire change drastiquement. Bien que le traité de Brest-Litovsk ne soit pas encore signé, les troupes russes ont à peu près disparu, et l’Allemagne n’a plus de front de l’Est et peut se concentrer sur le front occidental : « Aujourd’hui 15 Février l’Allemagne ne possède pas le maximum des forces que, dans le courant de cette année, elle pourra lancer contre nous. La paix russe lui libère soixante divisions. Pour les amener, il lui faut bien deux mois et demi. ». La description de Reims désertée de ses habitants avec sa cathédrale à moitié détruite est un autre témoignage poignant. Puis en Mars 1918, Londres rencontre le roi des Belges. La quatrième partie commence en Avril 1918 avec la dernière offensive allemande (une spécialité militaire des Allemands, concentrer toutes les forces pour un dernier galop d’honneur quand ils sentent la défaite proche). Puis c’est la deuxième visite de Reims, la description de la ville en flammes : « L’odeur de l’incendie nous a pris à la gorge ; nous entrions dans Reims. ». Puis en mai 1918, il visite Londres, et décrit les tickets de rationnement, censés aider à la gestion de l’effort de guerre britannique. « Londres est comme ses anglais : il ne s’émeut pas. Cent raids d’avions –dont on ne voit d’ailleurs pas une trace – ne l’ont pas fait sortir de sa confiance en lui… ». A partir de Septembre, c’est la fin pour les Allemands. Leur contre-offensive du printemps 1918 a échoué. Les Britanniques et les Français ont résisté, et ils bénéficient maintenant du soutien militaire américain. Les belges entrent dans la bataille, puis c’est l’avancée, Lens, et de Cambrai à Saint-Quentin, « il n’est plus de ligne Hindenburg ». Il décrit la destruction de Cambrai par « les barbares ». Encore un grand article décrivant la libération de Lille : « Les barbares n’étaient partis que depuis un moment et toutes les fenêtres avaient des drapeaux. ». Les alliés de l’Allemagne capitulent. Londres décrit l’entrée triomphale du roi Albert à Anvers. Puis c’est la fin de la guerre et l’arrivée en Allemagne…

Le journalisme de propagande

Ce qui frappe, ce n’est pas tellement la censure : elle est là, on la sent, elle est probablement omniprésente. Londres rentre rarement dans les détails, pas ou peu de discussions avec les soldats, pas d’interviews de généraux, peu de détails de campagne, on a parfois du mal à suivre le fil des évènements dans ses innombrables pérégrinations, on ne sait pas vraiment comment il se déplace, etc…Londres en dit beaucoup, et pourtant on en sait peu. Ce dont il parle, sans arrêt, avec renfort de détails, c’est le courage des Français, et des alliés, des Belges, et la vilenie des Allemands. Ce qui frappe, c’est ce qui manque. Si ses articles avaient été de la propagande subtile pour l’effort de guerre, ce qu’ils ne sont pas, ils n’auraient probablement pas été publiés autrement. Ce que nous ne connaissons pas, c’est le delta entre ce qu’a voulu publier Albert Londres et ce qui a été imprimé. Nous ébaucherons une hypothèse audacieuse : si Londres a ensuite passé le reste de son existence à courir le monde, et à raconter, mot pour mot, ce qu’il voyait, sans jamais s’autocensurer, au risque de déplaire à tous et toutes, c’est peut être du à la frustration d’avoir été correspondant de guerre sur le front français, et de ne pas avoir, après mûre réflexion, écrit tout ce qu’il aurait voulu dire. 

L’Allemagne

Ce qui frappe tout au long des articles, et il y en a beaucoup, c’est l’hostilité non dissimulée vis-à-vis des Allemands. Ce sont des barbares, des vandales. Le patriotisme et la xénophobie y sont exacerbés. Est-ce le lectorat du Petit journal qui veut ça ? Est-ce la condition pour pouvoir suivre l’armée ? Est-ce la consternation consécutive à la découverte des exactions allemandes ? Nous penchons pour la dernière hypothèse. 

Ce qui frappe aussi, et les derniers articles de « Contre le bourrage de crâne » sont probablement les plus intéressants du point de vue de l’analyse politique, c’est la description de l’Allemagne de la fin 1918. Tout est déjà écrit. L’erreur consécutive à la première guerre mondiale ne sera heureusement pas répétée à la suite de la deuxième guerre mondiale, et l’Allemagne sortira transformée des décombres abandonnés par le régime Nazi. Fin 1918, c’est différent. Clémenceau veut faire payer l’Allemagne (mais ça, Londres n’en parle pas). En revanche, il observe bien que la défaite, les Allemands l’attribuent à la trahison de l’intérieur. L’Allemagne n’a pas vraiment pas été battue selon eux : « Monsieur, l’armée du front, jusqu’au bout, a rempli son devoir. On a bien fait de la recevoir avec des drapeaux. Si nous sommes là où nous en sommes, nous le devons à ces cochons de l’arrière qui faisaient la révolution pendant que nous nous battions. ». Ces cochons de révolutionnaires, ce sont les spartakistes, les gens de gauche ou d’extrême-gauche. Plus tard, Londres, libéré de la censure (??), rencontre des Allemands qui lui évoquent la perspective d’une Allemagne renaissant de ses cendres, fondée sur sa partition en quatre républiques…

La partition en quatre républiques, sorte de détricotage posthume de l’œuvre de Bismarck n’aura pas lieu. Mais…à la suite du traité de Versailles, l’Allemagne sera amputée de treize pour cent de son territoire, et perdra sept millions d’habitants issus des territoires rétrocédés, Alsace, Lorraine, Eupen, Malmédy, Haute-Silésie, elle sera coupée en deux par le couloir de Dantzig, mais surtout elle sera le théâtre d’une série d’évènements et de troubles graves, connus comme révolution allemande. A la chute de l’Empereur, la République est proclamée. Mais les révoltes surgissent de toutes parts, et sont souvent réprimées violemment : grèves, émeutes spartkistes, tentation d’émuler la révolution bolchévique au sein de certains milieux, quasi-guerre civile en Bavière entre rouges et milieux d’extrême-droite. Après cela, la nouvelle des conditions imposées par le traité de Versailles scandalise l’opinion allemande, puis s’en suit la crise économique de 1920, et l’hyperinflation de 1923, conduisant à la faillite économique, à l’impossibilité de payer les dommages de guerre, et subséquemment, l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises et belges…En Novembre 1923, à Munich, capitale d’une Bavière à l’époque terrain fertile pour les milieux anticommunistes et xénophobes (les Juifs étaient assimilés aux révolutionnaires communistes), Hitler fait son putsch de la Brasserie, il est mis en prison. Il y écrira Mein Kampf. L’état d’esprit de 1918 explique le traité de Versailles. Le maintien aveugle des conditions imposées par le traité explique l’effondrement économique de l’Allemagne et son humiliation. Cet effondrement est à la source de l’ascension d’Hitler et de la catastrophe de la seconde guerre mondiale. Comme quoi, tout est déjà écrit. C’est bien triste.   

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