Préface des Éditions de Londres

« De l’horrible danger de la lecture » est un petit pamphlet de Voltaire écrit en 1765 et dont la modernité nous a saisis, ce qui nous a poussés à le publier à notre tour.

L’intention de Voltaire

Satire de l’obscurantisme, qui ne cachait pas ses intentions (comme à l’époque de Voltaire), ou qui se targuait de bons sentiments mêlés de saine indignation (comme à la nôtre), le pamphlet de Voltaire prend la forme d’un édit factice d’un certain Joussouf-Chéribi, mufti du Saint Empire Ottoman, qui en six articles met bien en garde contre cette tentation perverse que l’on nomme la lecture. Bon, au passage, au vu des nombreuses références à l’Empire Ottoman, les adversaires de Voltaire devant l’éternel vont s’offusquer et s’écrier d’une voix bien sûre d’eux : ce Voltaire, raciste, xénophobe... Nous n’essaierons pas de leur expliquer que l’Empire Ottoman du 18ème siècle, c’est le grand méchant loup de l’époque, l’URSS des années soixante et soixante-dix, ni qu’il s’agit d’une satire, donc pas de faits prétendant exprimer une réalité, et que c’est l’obscurantisme qui est attaqué, pas l’Empire Ottoman ou l’Islam, mais ils n’écoutent pas...

Revenons à des choses plus sérieuses. La liste des six commandements est amusante, et se conclut par « pour l’édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. » Il est aisé de conclure que la tyrannie se nourrit de l’ignorance mais aussi de la stupidité, laquelle est le fruit d’une autre forme d’ignorance, l’absence d’esprit critique, qui pousse le dogmatique à n’entendre, lire ou écouter que ce qui modèle et réplique sa vision des choses. Pour ces gens là, toute opinion devient un fait, tout jugement est une réalité, dont le déni entraîne la mort dans l’Empire Ottoman, l’ostracisme automatique dans notre société à pensée unique.

Pourquoi ce pamphlet est-il tant d’actualité ?

Cette magnifique petite satire de l’obscurantisme nous plait tellement que nous avons décidé de la publier, parce que sa portée est éternelle. Mais il y a d’autres raisons. Si le pastiche d’édit interdit la lecture, interdit de prononcer « quatre phrases liées ensemble »…il interdit surtout l’imprimerie. Or, Voltaire l’a bien compris, l’imprimerie c’est la diffusion et la circulation des idées, ingrédients indispensables à la vie des sociétés, antidote à leur étiolement, et vecteur de l’évolution et de la modernité.

Or, nous vivons à une époque incroyable. Face à une crise morale sans précédent (parce que la crise économique n’est jamais que le produit de mécanismes qui échappent au commun des mortels et le fait d’une crise morale), munis d’une connaissance historique qui comprend le lien entre l’invention de l’imprimerie, la réaction des Etats de l’époque, la révolution de la connaissance et l’émergence de la pensée moderne à la fin du Moyen-Âge, qui nous donna la Renaissance, puis la diffusion à plus grande échelle des livres, l’invention du métier d’éditeur, d’abord lié au statut d’imprimeur, munis de tout cela, nous, les propagateurs du livre numérique, nous sommes attaqués sur trois fronts : l’Etat, les philistins et les dogmatiques.

Des trois, l’Etat est évidemment le moins bête et donc le plus dangereux, mais c’est aussi celui dont les intentions sont les moins louables. L’Etat, on le sait, se moque pas mal de la culture. Ce qui compte, c’est que l’Etat donne l’impression qu’il s’intéresse à la culture, et qu’il laisse aller le processus de déculturation en place, reconstruisant devant nos yeux une société de classes où les éditeurs traditionnels vendent leurs livres formatés à leur public bourgeois et parisien, tandis que les autres, les pauvres, ont toujours leur canal satellite.

Les philistins, comme ils l’ont toujours fait, répètent d’une voix lasse les poncifs dont ils n’entendent la plupart du temps que les fins de phrase, ce qui nous donne quelque chose du genre « …perdre le sacré du livre », ou « …l’odeur de l’encre et du papier qu’on froisse ». Ils ne savent pas très bien ce qu’ils disent, mais ils répètent. Ce n’est pas bien grave, puisque la culture, ils s’en foutent.

Ici, ce sont les dogmatiques qui nous préoccupent. Et dans notre pays bien hexagonal, où toute idée rebondit sur les six coins de la figure géométrique avant de s’amplifier en chambre d’écho, pour devenir l’unique pensée autorisée, ce sont d’eux dont nous allons nous occuper. Et ils sont à l’œuvre. Débat unique à la France, nous semble t-il. Attention, nous encourageons les débats, donc que ce débat soit unique à la France n’est pas une petite phrase visant à suggérer que notre pays est d’arrière garde. En revanche, beaucoup de la discussion attenante au livre numérique nous parait d’arrière garde. Récemment, Yann Moix, et Le Monde s’y sont mis aussi.

Leurs arguments, nous n’allons pas les répéter. Commençons par Moix. Franchement, il n’y a rien qui mérite que l’on s’y attarde. Comme toujours, Yann Moix écrit pour que l’on parle de lui. Pas d’autre objectif. Seul commentaire : nous apprenons que Moix aime sa bibliothèque, nous aussi, enfin pas la sienne, mais la notre. Donc qu’il la garde. Puis, il se plaint des futurs lecteurs sur liseuse qui ne lisent pas vraiment. Mais ceux là ne lisaient pas du tout. Donc, où est le problème ? Franchement, si certaines des réflexions de Moix ne sont pas inintéressantes, on ne peut vraiment pas avoir de dialogue par blog interposé. En réalité, ses billets luddites traitent de quelque chose qu’il ne connaît pas. Oui, les avions nous permettent de voyager plus vite mais abolissent le romantisme du voyage en bateau en même temps. Nous sommes d’accord. Mais comment peut-on parler d’un phénomène en s’attardant uniquement sur ses défauts potentiels ? Le livre numérique n’est pas un livre « plus » en tant qu’objet ; c’est une révolution dans la distribution et la diffusion de la connaissance, et c’est aussi une révolution dans le monde de l’édition. Les règles sont pourtant simples.

Le livre numérique et l’évolution

Règle un : le mode de diffusion de l’écrit évolue, et la littérature ne disparaît pas. Tablette d’argile, puis rouleau de papyrus, puis codex, puis livre recopié par les moines copistes, puis livre imprimé, rotatives des journaux, et enfin le numérique.

Règle deux : plus les modes de représentation de l’écrit évoluent, plus l’écrit étend son pouvoir de diffusion.

Règle trois : plus l’écrit est diffusé, plus il se démocratise, plus les idées se distribuent vite.

Règle quatre : la diffusion accélérée des idées est à l’origine des changements sociaux.

Règle cinq : le prix d’accès à l’écrit, quel que soit son support, doit baisser pour que les idées se démocratisent ; l’effet de réseau lié au changement de mode de diffusion de l’écrit permet et facilite cette baisse de prix

Règle six : la chaîne de valeur (auteur, imprimeur, éditeur, distributeur, lecteur…) est réévaluée radicalement à chaque « méta changement » de distribution de l’écrit

Règle sept : chaque évolution de la diffusion de l’écrit apporte des changements dans la structuration du monde littéraire et dans le développement des formes littéraires (roman lié au développement de l’imprimerie…).

Règle huit : chaque changement radical du mode de diffusion de l’écrit entraîne une disparition partielle du mode de diffusion précédent, avec parfois une coexistence limitée ; en revanche, la disparition du mode précédent est lente.

Cela, les contempteurs du livre numérique ne s’y intéressent pas, n’en parlent pas. Le cerveau du critique littéraire français est un cerveau bien « conservateur », rétif aux flux et aux stimuli nouveaux, ce qui le pousse naturellement au rejet de ce qu’il ne connaît pas. Le monde, il le façonne dans sa tête à partir de Saint Germain, bien au chaud dans les frontières du périphérique. L’Autre ne se pense jamais qu’à travers un prisme déjà établi. C’est ainsi que l’intellectuel français sait toujours tout par avance. L’aveu d’ignorance est un geste qui signifie le désintérêt.

© 2012- Les Editions de Londres