Préface des Editions de Londres

Le « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » est un essai de Jean-Jacques Rousseau publié en 1755, un des plus beaux textes que l’on connaisse, comme le Discours sur la servitude volontaire, ou L’esprit des Lois.

Rousseau, nous le préférons en indigné plus qu’en théoricien. Et dans le « Discours sur l’inégalité », c’est son indignation qui nous touche. Le discours est une réponse à une question posée par l’Académie de Dijon. Les Editions de Londres renoncent, une fois n’est pas coutume, à faire un commentaire de texte traditionnel sur le Discours : bien d’autres l’ont déjà fait, et bien mieux que nous. Nous jetterons donc ces quelques notes pêle-mêle. Pour Rousseau, la source de tout mal est l’inégalité. Et l’état pourtant désirable de civilisation qui structure l’état d’inégalité dans la société humaine. Ce statu quo, cette structure instable et mauvaise, sont rendues possibles par l’imposture des institutions qui visent au but opposé de celui qu’elles prétendent atteindre : à savoir, elles cimentent l’inégalité dans le temps au lieu de contribuer au bonheur et la prospérité collectives. Rousseau ne va pas jusqu’à prôner l’égalité totale des individus, qu’elle soit devant la loi et en Droit (démocratie moderne) ou matérielle (société communiste ou anarchiste), mais il demande une inégalité plus juste, à savoir celle des talents proportionnée à l’inégalité civile, la position et l’autorité sociale, situation probablement proche d’une certaine façon de l’idéal moderne des « Liberal democracies » dont nous connaissons tous les défaillances et la perfectibilité.

Le « Discours sur l’inégalité » est à bien des titres un manifeste révolutionnaire. Parmi ceux qui sont d’accord avec EDL, on a Chomsky, pour qui le Discours est l’un des textes fondamentaux. C’est certainement un des plus beaux cris d’indignation et d’humanité que nous connaissions.

« Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de cris, de guerres, de meurtres, de misères et d’horreurs n’eut point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eut crié à ses semblables. Gardez vous d’écouter cet imposteur : vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et la terre n’est à personne. »

Ces lignes restent d’une simplicité et d’une force inouïes. Que leur réalité soit encore niée de nos jours est pour nous la preuve qu’une grande partie de l’activité intellectuelle, littéraire et culturelle humaine depuis des millénaires a tout bonnement consisté à noyer cette réalité sous des couches et des couches d’envie, de désir, d’exacerbation et de justification morale de l’égoïsme, par le truchement de l’association entre le bonheur et l’argent. C’est aussi simple que cela.

C’est aussi probablement pour cela que : « le sauvage vit en lui-même ; l’homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que de l’opinion des autres, et c’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence. »

« Le citoyen toujours actif sue, s’agite, se tourmente sans cesse pour chercher des occupations encore plus laborieuses : il travaille jusqu’à la mort, y court même pour se mettre en état de vivre, ou renonce à la vie pour acquérir l’immortalité… »

Tout est dit. La boucle est bouclée : la propriété, l’amas des richesses et la projection institutionnalisée de la position sociale structurent l’inégalité, laquelle se préserve par les institutions, créant les malheurs humains, l’exploitation, les guerres, et la perte de la liberté, la liberté naturelle que la malfaçon de la civilisation nous a dérobés. On retrouve un peu ici l’inspiration d’auteurs aussi divers que Proudhon ou Kropotkine avec La morale anarchiste, mais aussi les Marxistes, et bien d’autres. Un texte indispensable, irremplaçable, de ces textes qui ont tellement pénétré la culture européenne, qu’on s’étonne toujours à leur première lecture, comme on s’étonne sûrement quand on découvre enfin la source du Nil.

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