Livre premier

Où le docteur Festus commence son grand voyage d’instruction, et où sont introduits plusieurs personnages de cette histoire, à savoir : Milady, Milord et l’Hôtel du Lion-d’Or, Jean Baune et Pierre Lantara, le Maire, l’Habit et la Force armée. – Comme quoi, de nuit, le Syllogisme trompe. – Le grand rêve du docteur Festus. – Comment le Maire, après avoir verbalisé, harangua la Force armée. – Milord est laissé en chemise par Jean Baune et Pierre Lantara et Milady ; aussi, par le fait des devoirs administratifs du Maire.

I

Ce fut par un temps radieux que le docteur Festus mit ses gants de peau de daim pour commencer son grand voyage d’instruction. Le gant de la main gauche péta au moment où le pouce en forçait les parois ; aussitôt, le docteur Festus en tira un présage, selon la pratique des anciens dans laquelle il était très versé.

En effet, le docteur Festus savait tout ce qui s’apprend au moyen des livres, qu’il lisait dans vingt-deux langues, à l’instar de Pic de la Mirandole. Il ne lui manquait donc plus, pour mourir parfaitement savant, que d’avoir vu le monde, et c’est ce qui le porta à entreprendre son grand voyage d’instruction.

Ce projet datait de treize mois, et le docteur serait parti immédiatement après l’avoir formé, sans un doute qui le prit au sujet de l’âne et du cheval, à savoir lequel lui était préférable à enfourcher pour courir le monde : car il craignait la voiture, en ce qu’elle est sans emploi pour passer les rivières ; et le bateau, en ce qu’il est le plus mauvais véhicule connu, en terre ferme.

Le cheval le tentait, soit parce qu’il avait lu l’article de Pline, soit parce qu’il possédait dans son écurie une haute jument poulinière ; d’autre part, l’âne l’attirait, soit que cet animal lui parût plus philosophique, soit encore parce qu’il avait dans son écurie un magnifique âne de Provence. Toutefois, dans l’un et dans l’autre il redoutait la fougue des passions, le manque d’usage et le dérangement des mœurs. Il resta donc en état de doute pendant treize mois, au bout desquels, étant entré un soir dans son écurie, il y trouva un fort joli petit mulet.

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II

Ce phénomène le frappa. Il y vit une invitation surnaturelle à enfourcher un mulet pour son grand voyage d’instruction, et, sortant de l’état de doute, il se décida à attendre quatre ans encore, pour laisser grandir le mulet jusqu’au jour radieux où nous voici arrivés.

Les gants mis, le docteur enfourcha, tout en pensant en lui-même qu’il penchait en faveur des Réalistes contre les Nominaux ; après quoi, sur de nouvelles réflexions, il pencha en faveur des Nominaux contre les Réalistes, et s’en allait oscillant de l’esprit et de l’épine, sur son mulet, lequel avait le trot dur, défaut qu’il tenait de son père.

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Pendant ce temps, une mouche bovine qui cherchait pâture, ayant aperçu le quadrupède qui cheminait sur la grande route, vola droit à la queue, sous laquelle elle s’insinua jusqu’à ce qu’elle eut atteint l’intestin rectum, juste au moment où le docteur arrangeait la majeure d’un syllogisme dont il tenait la mineure.

Le mulet se sentant buriné dans sa pellicule intestinale, fit trois sauts et quatre pétarades, défaut qu’il tenait de sa mère ; après quoi, n’éprouvant aucun soulagement, il prit le mors aux dents, et galopa pendant cinq heures d’horloge. Néanmoins, au bout de la seconde heure, la transpiration venant à détremper les sangles de la selle, celles-ci s’étaient élargies de huit pouces, d’où la selle avait fait mine de tourner, juste au moment où le docteur liait la majeure à la conséquence, au moyen de la mineure.

Dans cet instant critique, le docteur Festus délibéra s’il tournerait avec la selle, ou s’il maintiendrait son centre de gravité dans la verticale qu’il occupait ; car il voyait des avantages particuliers aux deux alternatives. Toutefois, après avoir soumis la question à des procédés de haute dialectique, il arriva à cette solution, qu’il devait rester dans la verticale. Malheureusement, dès le commencement du problème, il avait tourné avec la selle, et il se trouvait collé au ventre du mulet qui continuait à galoper.

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III

C’est dans cet état qu’ils arrivèrent devant l’hôtellerie du Lion-d’Or. La mouche bovine ayant alors évacué la place, pour se porter sur une truie qui se vautrait dans la cour, le mulet s’arrêta, et le docteur Festus prit terre : Excellente bête ! dit-il, et bien plus forte que je n’aurais cru. Et quelque idée de Bucéphale venant à traverser son cerveau, il sourit légèrement, pendant qu’il ôtait ses gants de peau de daim.

Après que l’hôte du Lion-d’Or eut rentré la bête, le docteur Festus entra dans l’hôtellerie, où, ayant pris chambre, il se disposa à tenir note de ce qu’il avait vu et observé durant cette première journée.

IV

Le docteur ayant tiré son carnet et taillé son crayon, resta immobile pendant deux heures d’horloge. Il faisait un travail d’esprit, récapitulait tout ce qu’il avait vu ; ce qui le conduisit à réfléchir qu’au fait il n’avait rien vu que le poitrail de son mulet. Sur quoi, désireux pourtant d’avoir vu quelque chose dans un voyage de pure instruction, il prit sa bougie (il était onze heures), et s’étant rendu auprès de l’hôte qui était assis dans la cuisine, il lui dit : Indiquez-moi, je vous prie, où sont les curiosités ?

L’hôte n’avait ni une intelligence supérieure, ni une ouïe très fine, et de plus il sommeillait à moitié lorsque cette question parvint à son entendement, extrêmement altérée, à ce qu’il paraît ; car s’étant levé en sursaut : Vous montez, dit-il, cet escalier ; après quoi vous tournez sur la gauche, jusqu’au fond du corridor, et vous les avez là devant vous. Et il se remit à dormir au coin du feu.

Le docteur suivit l’indication prescrite, et arriva auprès d’une petite porte suspecte. Là, des miasmes alcalins, en frappant son odorat, irritèrent sa curiosité ; par malheur, à peine entrouvrait-il la porte, qu’un violent courant atmosphérique, tout chargé de particules odorantes, éteignit sa bougie, et le laissa dans une obscurité profonde. Il n’avait eu que le temps d’entrevoir trois illusions circulaires d’inégale grandeur, et ces deux vers charbonnés sur la muraille du fond :

Il n’y a que la canaille
Qui mette son nom sur les murailles.

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V

Le docteur trouva ces deux vers frappants de pensée et d’expression, surtout très neufs ; car lui, qui avait lu soixante-deux mille volumes en vingt-deux langues, ne les avait jamais rencontrés. Il s’occupa aussitôt de les fixer dans sa mémoire, après quoi il songea à retourner dans sa chambre, ce qui était devenu difficile dans l’obscurité où il était plongé. Après y avoir réfléchi, il formula le syllogisme suivant, qui devait inévitablement l’y conduire.

Je vais au n° 8, mais le n° 8 est ma chambre ; donc, en allant au n° 8, je vais dans ma chambre. Et il se mit à aller hardiment, jusqu’à ce qu’ayant trébuché, il descendit un étage sur les reins.

VI

La première chose que fit le docteur, arrivé au bas de la pente, fut de remanier son syllogisme, pour voir en quoi il péchait ; car il ne pouvait se dissimuler, d’après les sensations qu’il éprouvait à chaque anneau de sa colonne vertébrale, que son syllogisme renfermait quelque vice interne ou externe. Après l’avoir remanié par parties, il le trouva de nouveau excellent ; toutefois, pour plus de sûreté, il le modifia ainsi :

Je vais à ma chambre, mais ma chambre est au n° 8 ; donc, en allant à ma chambre, je vais au n° 8. Et il se remit en marche, avec moins de vigueur pourtant, car il avait l’os pubis influencé.

Après une longue promenade sur un parquet de brique, le docteur s’aperçut au son de ses pas qu’il entrait sur le plancher d’une chambre, et lui et son syllogisme se sourirent mutuellement. Il ne lui restait plus qu’à trouver son lit, et après avoir délibéré s’il le ferait par la voie a priori, ou par la voie de tâtonnement, il se décida pour ce dernier parti, se souvenant dans ce moment que Bacon, dans son Novum Organum, recommande fortement la méthode d’observation.

Du premier coup de sa méthode le docteur renversa un objet qui lui parut au bruit être du genre table ; mais, à une abondante aspersion qui humecta ses jambes et le plancher circonvoisin, il revint de cette opinion, et tomba dans l’incertitude. Toutefois, s’étant baissé, il reconnut un liquide parsemé d’éclats de faïence, ce qui lui fit juger que le corps était d’une nature complexe. Alors, employant la méthode d’exclusion, il se borna à conclure que ce n’était pas son lit et passa outre, les deux bras en avant.

Il arriva ainsi contre les vitres, où ses deux bras se frayèrent un passage. Ce n’était pas son lit. Il revint sur ses pas et donna dans la lampe, qui donna dans la glace, qui donna dans la pendule, qui lui donna sur le nez. Ce n’était pas son lit. Ayant encore rebroussé, il donna dans un paravent, où il demeura engagé jusqu’aux omoplates, en telle façon que ses deux mains erraient dans le vide ultérieur. C’était justement son lit.

VII

Du moins il dut le croire ; car outre la garantie qu’il trouvait dans l’emploi simultané de deux méthodes à la fois, ce qui ne permettait presque pas d’erreur appréciable, il touchait réellement un lit. Mais ce qui introduisit quelque confusion dans l’observation, c’est que sa main gauche avait attrapé le nez très distinct d’une personne quelconque. À ce nez, le docteur revint à la méthode du tâtonnement, et palpa cette tête avec le plus grand soin, jusqu’à ce qu’ayant reconnu la présence de cent quatre-vingt-deux papillotes, il fit plusieurs syllogismes, dont le dernier fut ce dilemme : Ou c’est un homme, ou c’est une femme ; mais c’est une femme, donc ce n’est pas un homme... et il en resta là ; car le dilemme était bon, à la vérité, mais ne conduisait à aucune solution prochaine.

VIII

Au bout d’une heure et demie d’horloge, la personne bougea, s’assit sur son lit, se leva, et se mit à marcher dans la chambre ; sur quoi plusieurs solutions alternatives, également possibles, se présentèrent à l’esprit du docteur, qui résolut d’attendre les données que lui fourniraient les faits.

La personne entrant les pieds nus dans les flaques de liquide, articula indistinctement des paroles de surprise désagréable, et mania les briques de faïence avec désappointement ; ensuite elle revint avec l’intention apparente de retrouver son lit. Mais le docteur s’étant déshabillé, venait de s’y établir.

IX

Du moins le croyait-il ainsi ; car, d’après les données que lui avaient fournies les faits, le docteur s’était déterminé à tourner le paravent, et là, ses mains avaient rencontré un obstacle.

C’était la grande malle de Milady, posée par les bouts sur deux chaises, en avant du lit. Elle se trouvait ouverte et garnie de moelleuses pelisses, de vêtements soyeux, en telle sorte que le docteur y fourrant les mains avait conclu aussitôt que c’était le lit, et s’y était étendu, tout en souriant à l’idée qui lui vint d’un passage de l’Apolokintosis.

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Milady, revenant des flaques, mit le pied dans la malle pour remonter sur son lit, et aussitôt le docteur Festus entra en cauchemar.

En effet, le pied de Milady s’étant fixé sur le sternum du docteur, à l’endroit où le diaphragme sépare la cavité thoracique de la région abdominale, il en résulta sur cet endroit une pression de cent soixante-quinze livres (poids de seize), qui influença péniblement le docteur.

X

Aussi, comme il était à rêver paisiblement que, couché dans un pré, il voyait sur la croupe de son mulet la formule du Binôme, tout-à-coup il rêva de plus qu’un énorme syllogisme, sous la figure d’un taureau à qui on aurait bandé les yeux, lui labourait les côtes à coups de sabot, dans le but de lui imposer une conviction absurde au sujet du dit Binôme. Pendant ce temps, il voyait le grand Mégalosaurus fossile qui se mordait la queue par façon symbolique, figurant par là un immense cercle vicieux ; puis il lui sembla que ce cercle vicieux, se réduisant peu à peu en boule oblongue, se mettait à danser la bourrée sur sa cavité pulmonaire ; et à chaque fois que la boule retombait, il voyait au firmament trois cents séries de dix lieues de longueur, exprimant le nombre complet des permutations qui se peuvent faire avec les lettres de l’alphabet sanscrit, combinées deux à deux et quatre à quatre, tandis que sept mille trois cent quarante-neuf Néoplatoniciens chantaient, en se pinçant le nez, l’air de la Pyrrhique macédonienne sur le mode phrygien.

XI

C’était un rêve plein d’intérêt, mais très fatigant. Aussi le docteur, en proie à une oppression excessive, se livrait à des efforts pulmonaires immenses, aspirant et respirant avec l’intensité d’un fort soufflet de forge. À la fin, une aspiration gigantesque fit un vide si considérable dans le coffre, que le couvercle, poussé par la colonne atmosphérique, se referma violemment, et Milady éternua.

XII

En ce moment, Jean Baune, le repris de justice, et Pierre Lantara, vagabond, tous deux malfaiteurs de la commune, cherchaient un coup à faire à propos de Milady qui avait bagues et joyaux. Ils avaient dressé l’échelle contre la fenêtre, et trouvant les trous faits dans les vitres par le docteur, ils y avaient passé les bras pour lever l’espagnolette. Parvenus dans la chambre, ils jugèrent au poids de la malle que c’était tout juste leur affaire. S’étant donc mis à l’œuvre, ils furent bientôt en bas, et l’emportaient à travers champs, sans autre témoin que la lune, qu’ils craignaient bien moins que le plus exigu roquet qui aurait jappé contre eux.

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C’est de cette manière que, dès le second jour, le docteur continua son voyage d’instruction, de fort grand matin. Cependant le balancement du transport, agissant sur son rêve, y apporta de grandes modifications, qu’il importe de faire connaître. Il vit Pythagore à cheval sur l’anneau de Saturne, qui s’y balançait comme sur une escarpolette, tandis que les sept mille trois cent quarante-neuf Néoplatoniciens dansaient le pas de basque. Non loin, Lucifer battait la mesure en lançant, par un tuyau d’orgue, des aérolithes sur un tambourin : le tout formait une danse oscillatoire dans laquelle le docteur s’absorbait en une contemplation harmonique.

XIII

Milady, en se réveillant, aperçut le désordre de sa chambre, les habits du docteur et la place où n’était plus la malle, sur quoi elle fit venir le Maire pour verbaliser.

Le Maire verbalisa pendant cinq heures d’horloge. Il fit ensuite un plan graphique des lieux, tels qu’ils avaient été laissés par l’auteur du crime, avec les débris de la lampe, de la glace, de la table et du pot ; ayant soin aussi de bien s’assurer du contour géographique de la flaque d’eau, avec ses golfes, ses isthmes et ses îlots de faïence, ce qui lui prit neuf heures d’horloge ; après quoi il inventoria les objets volés, les objets laissés, les objets qui n’étaient ni volés ni laissés, puis ceux qui étaient à la fois volés et laissés ; faisant du tout trois classes, avec appendice et renvois apostillés, ce qui lui prit encore sept heures d’horloge, et enfin il conclut :

1° Que le voleur devait être en chemise, puisque des habits d’homme étaient restés dans la chambre ;

2° Que telles étaient les conséquences fatales d’une philosophie orgueilleuse ; que le crime prenait presque toujours sa source dans des pensées coupables ; que la jeunesse devait bien se pénétrer de ceci, que, hors de la vertu, il n’y a que vice et crime, et s’appliquer à remplir ses devoirs d’époux et de père, afin d’être un jour des citoyens utiles à l’État et à la patrie, qui avaient les yeux sur eux. Qu’au surplus, il convenait de rassurer la morale menacée, et l’ordre social ébranlé, en arrêtant promptement le coupable, et en le livrant instantanément à la justice, pour qu’il fût puni immédiatement. Après quoi le Maire alla dîner.

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XIV

Le dîner dura deux heures d’horloge, et la sieste autant, ce qui, avec les précédents, donna aux malfaiteurs vingt-cinq heures d’horloge pour se reconnaître un peu. Après quoi, le Maire, revêtant son habit de fonctions, fit appeler la force armée pour aviser aux mesures.

La force armée se composait de Georges Blême, dit La Mèche, fils de Louis Blême, quand vivait, garde-champêtre et taupier de la commune, mort pour avoir guetté une taupe durant huit jours et sept nuits dans un chemin creux.

Plus de Joseph Rouget, dit l’Amorce, fils de Gamaliel Rouget, quand vivait, marguillier de la commune, et mort pour avoir voulu, pendant que son fils sonnait l’angelus, regarder de trop près au batail de la grand-cloche.

C’était tout. On les avait équipés de neuf à la Saint-Martin ; à savoir : d’un fusil à baïonnette, et d’un pompon. La giberne pour l’autre année.

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XV

Ayant avisé aux mesures, le Maire se mit à leur tête pour faire une battue dans le bois. Toutefois, observant qu’ils manqueraient d’ensemble par défaut d’accord, il leur fit marquer le pas pendant trois heures et demie d’horloge, en disant : gauche, droite ; droite, gauche, ce qui les faisait trébucher.

Remarquant cela, le Maire se fâcha, prétendant qu’ils gâtaient la manœuvre en voulant faire à leur tête ; il leur rappela que le soldat doit être passif, ne pas écouter sa propre voix, et n’obéir qu’à celle de ses supérieurs. Après quoi il recommença en disant : droite, gauche ; gauche, droite, ce qui les fit encore trébucher.

FIN DE L’EXTRAIT

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