Rebonds

Devant moi se dressait une muraille de yaourts sans doute visible depuis la lune. Des gros, des petits, aux emballages bigarrés, aux appellations plus déconcertantes les unes que les autres : Bifidus fit tonus pro, Lactogastric extra... Tout cela me semblait irréel. Incapable d’effectuer un choix, je me disais que les Supermarchés favorisaient la confusion mentale des consommateurs déjà malmenés par leur quête existentielle.

À l’époque des Républiques communistes, tout était beaucoup plus simple. Il n’y avait qu’une sorte de yaourt – une seule sorte de n’importe quel article d’ailleurs – et, les jours fastes, on faisait la queue durant un après-midi entier pour acquérir un pot, à l’étiquette décollée, rempli d’un aliment improbable à base, peut-être, de lait de vache. Pas besoin de se creuser le ciboulot.

Contempler cette muraille m’a coupé l’appétit. Je n’ai pas acheté de yaourts. Je n’ai rien acheté, en fait, j’ai remis en place mon caddie à roulettes avant de sortir me balader au bord du lac.

Arrivé au débarcadère, j’ai humé les fragrances marines, mélange d’algues, de poiscaille et d’effluves salés qui me piquaient les narines. Quelques personnes attendaient le bateau, les cheveux secoués de spasmes venteux. Parmi elles, une femme. Brune, petite. Sur son dos un sac de montagne, dans sa main droite un cabas de plastique qui claquait à chaque rafale. Des chaussures de marche, accrochées à une sangle du sac, oscillaient contre ses fesses. J’ai pensé à tous ces départs vers nulle part, à ces adieux sur des quais de gare déserts, à ces voyageurs partis au hasard à la recherche de réponses à leurs questions, et j’ai imaginé la vie de cette femme.

Elle s’en allait en séjour linguistique… Brillante chercheuse scientifique, elle était engagée par une université américaine… Fatiguée de devoir choisir parmi deux cents marques de yaourts, elle émigrait dans un pays où les Supermarchés n’existent pas…

Le bateau est arrivé. La femme est restée à quai. L’embarcation repartie, elle s’est baissée, a sorti des cailloux de son cabas et les a lancés les uns après les autres, les propulsant d’un fin mouvement du poignet pour accomplir des ricochets. Ce manège a duré de longues minutes. Elle n’arrêtait pas de piocher, le cabas semblait sans fond, la nuit commençait à tomber alors, pensant que je devais l’aider, je me suis approché. Elle a tourné son visage dans ma direction. « La vie, c’est comme ces cailloux, a-t-elle dit ; on rebondit, on rebondit, mais on finit toujours par couler. » Sur ces mots elle s’est jetée à l’eau, disparaissant aussi sûrement qu’une pierre de deux cents kilos.

Pétrifié, j’ai fixé la surface. J’étais conscient que mon devoir de citoyen consistait à lui porter secours, mais je ne savais pas nager. Mon reflet, sous la lumière des réverbères, flottait très bien, lui, et je me perdais dans mes rêveries circulaires lorsqu’un type, plutôt balèze et débraillé, surgi du néant, m’a demandé si je connaissais la définition du mot désafférentation. Je l’ai regardé sans rien dire. Seul mon bras s’est déplacé de côté, pointant l’endroit où la femme avait disparu. « J’ai vu, a dit l’homme, mais laissez, les poissons ont faim eux aussi. » Le sens de la vie m’échappait, tout à coup, et l’homme a dû le comprendre car il m’a entraîné à sa suite.

Deux minutes plus tard, nous étions debout devant le mur de yaourts, au Supermarché, les bras croisés. J’avais l’impression que ma tête se vidait telle une brique de lait fendue. J’entendais goutter ma raison qui s’échappait par la fente, ploc, ploc, le supplice du robinet qui coule, et je gardais mes yeux rivés aux emballages multicolores des yaourts. Cela a duré des siècles. Puis le type a brisé notre méditation : « L’homme est capable de créer de bien belles choses, n’est-ce pas ? »

À cet instant, j’ai revu les cailloux ricocher sur l’eau et j’ai su que je ne rebondirais plus jamais.