Ma femme aussi

Arthur et Antonio sont assis à une table, sur la terrasse d’un bistro. Trois décis de blanc. Ils se partagent une assiette valaisanne. Antonio se rince le gosier.

— Ma femme est partie avec notre voisin, lâche-t-il enfin.

— Ah ? Quand revient-elle ?

— Aucune idée. Elle a laissé un mot qui disait qu’elle ne pouvait plus me voir.

— Elle n’avait qu’à regarder ailleurs.

— Difficile. Il y a des photos de moi partout dans l’appartement. Tu sais, j’ai joué tellement de tournois de tennis, gagné tant de trophées. C’est elle qui les a suspendues, ces photos, elle était tellement fière de moi.

— Alors elle n’avait qu’à les dépendre.

— Je n’étais pas d’accord.

— Donc elle est partie.

— Oui.

— Et maintenant ?

— J’ai envie de la tuer.

— Si tu la tues, elle ne reviendra plus.

Silence. Les deux amis mangent. Une serveuse passe derrière eux.

— Tu pourrais descendre le voisin ?

— La dernière fois que je l’ai vu, il avait l’air plutôt remonté. Je crois qu’il manigançait son coup depuis pas mal de temps, avec ma femme.

— À ta place, j’aurais envie de lui faire la peau.

— Pas trop, non. Tu sais, je connais un type qui rentre un soir chez lui et qui trouve sa femme roulée en boule dans la corbeille du chat, ronronnant à plein tube. Il ne comprend pas, file à la cuisine boire un remontant et tombe sur le félin en train de préparer le repas, la clope au museau.

— Et alors ?

— Il a complètement perdu le nord. Pensant qu’il y avait transfert, il a mangé le chat.

— Résultat ?

— Il a un chat dans la gorge. Et sa femme n’arrête pas de miauler, c’est déchirant.

Ils terminent leur repas. La serveuse débarrasse la table, ils en profitent pour commander trois autres décis et une seconde assiette.

— Ta femme et toi, vous ne vous entendiez plus très bien, n’est-ce pas ?

— Non, elle portait un sonotone. Entre nous, les dialogues de sourds étaient monnaie courante.

— Donc tu ne dois pas la regretter.

— Si. Elle perdait la boule et ses absences meublaient mon quotidien. Maintenant qu’elle est partie, je la vois partout. L’autre jour, j’ai sursauté en l’apercevant dans le miroir avant de comprendre que c’était moi.

— À propos de miroir, je me souviens d’un jour où un jeune inconnu est venu dîner chez nous. Ma femme l’avait rencontré au marché et invité parce qu’il l’avait fait rire – ma femme aimait qu’on la fasse rire et je n’étais plus très performant, depuis le temps. Nous avons mangé, tous les trois. Vers la fin du repas, il part aux toilettes. Nous entendons un cri, nous accourons ventre à terre et le trouvons très agité devant le miroir. « Il y a quelqu’un dans la glace », nous explique-t-il, en sueur. Interloqués, nous n’osons pas lui dire qu’il s’agit de son reflet. « Tiens, oui, c’est curieux, admet ma femme ; qui cela peut-il bien être ? » Il poursuit : « Le type, là, dans la glace, me ressemblait tellement que j’ai cru que c’était moi. Impossible, évidemment. Je ne peux pas être ici et là en même temps. Puis il a dénoué sa cravate et m’a dit : je vais l’utiliser pour me pendre. » Pris au jeu, nous avons attendu la suite. « Il l’a fait, bien sûr, il l’a nouée autour de son cou et à la tringle du rideau de douche et c’est là que j’ai crié, vous comprenez, parce que j’ai suffoqué pour lui. » Mon épouse et moi avons alors aperçu la cravate déchirée. Une moitié pendait à la tringle, l’autre autour du cou de notre invité. Nous lui avons demandé ce qui l’avait pris. Il nous a regardé, l’œil pétillant : « Ce salaud a aussi tenté de me pendre, mais je suis trop lourd, ça a lâché ».

— Tu es en train de me dire que je déraille, commente Antonio, le verre à portée de lèvres.

— Non. J’essaie de t’expliquer que chaque individu d’un couple devient le miroir de l’autre, après un certain nombre d’années. Si ta femme s’est tirée, c’est qu’une partie de toi-même est en train de se débiner et qu’elle va peut-être essayer de te tuer. Oublie ton épouse et rassemble les morceaux de ton puzzle.

— Ma parole, on dirait que je becte avec Confucius.

— Je suis Confucius de t’apprendre que ton célibat risque de durer et qu’il faudra t’y habituer. Tu vas renifler ton verre encore longtemps ?

— Pardon. À la tienne !

— Santé !

Ils trinquent. Chacun repose son verre, Arthur affiche alors un air peiné.

— Je dois t’avouer… Ma femme aussi s’est barrée, avec le plombier. Il m’a dit qu’il venait réparer le tuyau, je n’étais au courant de rien et ils ont pris la clé des champs.

— Fais changer la serrure, bougre d’idiot.

— J’y ai pensé figure-toi, mais ils sont partis par la fenêtre. Tu sais, quand l’heure est arrivée, on ne peut rien faire.

— Ouais, ben pour l’instant c’est l’addition qui est arrivée, et je peux te dire qu’elle est salée.

— Mauvais point. Quand c’est trop salé, ça veut dire que le patron est alcoolo ou amoureux.

— S’il est amoureux, elle le plaquera et il finira alcoolo. Il ferait mieux de boire tout de suite.

— Juste. Tu es un sage, Antonio. On aurait dû commencer par ça.

— C’est con, on y pense trop tard.

— Tu as encore raison. D’ailleurs, le type qui a tenté de se pendre dans nos toilettes s’est jeté sous le train en sortant de chez nous. Tu vois, c’est con… Paraît que sa femme l’avait quitté.