Chapitre 2

Vers neuf heures, il sortit et se rendit au dojo à pied. Il faisait bon en ce début de mai. Les rayons du soleil traversaient les palmiers, zébrant le sol. Déjà, on voyait des bras de chemises et des mini-jupes. Les terrasses fleurissaient. Au large de la Baie des Anges, les voiles se faisaient plus nombreuses. Deux garçons en maillot de basket-ball des Spurs de San Antonio remontaient le trottoir en skate-board, donnant à la Promenade un air de Californie. Une jeune femme blonde montée sur des rollers tenait une poussette à trois roues. Trois dames âgées, très bronzées, offraient leur peau fripée au soleil.

Quand il pénétra dans le dojo, la lumière filtrait à travers les grandes baies. Les élèves étaient vêtus de kimonos blancs. Les enseignants portaient un Hakama, large pantalon noir plissé. L’ambiance était studieuse, seul le bruit des corps roulant sur le tatami emplissait l’espace.

Gilbert le vit entrer et se fit remplacer. Ce n’était pas l’usage, mais là...

— Toi ! Ici ! Dans mes bras, fils ! Tu es en vacances ?

Ils n’avaient pas perdu le contact, Raphaël passait chaque fois qu’il était dans le coin. Les deux hommes rejoignirent le vestiaire pour ne pas déranger.

— Non, je suis de retour. Pour de bon.

— Oh…

Gilbert allait laisser éclater sa joie lorsqu’il perçut une ombre dans le regard de Raphaël :

— Il faudra que tu me racontes. Passe un soir quand tu voudras. Tu vas revenir travailler avec nous ?

— Oui, mais je dois prendre mes fonctions. Je ne sais pas encore à quelle sauce ils vont me manger. Je ne pourrai pas être là autant qu’autrefois.

— Bien sûr ! On s’adaptera, ne t’en fais pas.

— Je n’ai pas trop de temps, mais j’avais envie de te voir. Je viendrai vendredi soir si je le peux. On pourra discuter.

Il n’était pas si pressé, mais il ne souhaitait pas raviver ses souvenirs. Gilbert parut le deviner.

— Comme tu veux. À vendredi alors. Merde, qu’est-ce que je suis content !

— Moi aussi. À bientôt, Gilbert. Adiéou.

— Adiéou. Je te laisse. Un nouveau cours commence.

Gilbert retourna sur le tatami. Ses élèves étaient à genoux. Ils le saluèrent. Il leur rendit leur salut puis tendit la main pour désigner l’un d’entre eux qui se leva et salua de nouveau. Face aux autres, ils décortiquèrent une technique, en répétèrent le mouvement.

— Votre adversaire est bien campé sur ses deux pieds. C’est l’axe de ses appuis. Visualisez une ligne perpendiculaire à celui-ci. Poussez ou tirez en suivant cette direction : il n’a aucune résistance à cet endroit et tombera tout seul !

On aurait dit des maths : une démonstration logique avec une conclusion imparable. L’énergie, le ki, est comme l’eau. Elle passe par où c’est possible, sans forcer, en harmonie. L’aïkido se base sur la connaissance de l’équilibre et de l’anatomie. Tout l’art de l’aïkidoka consiste à retourner la force de l’adversaire contre celui-ci, les mouvements reposent sur les lois du cercle et de la spirale. Des techniques de torsion et de projection permettent de maîtriser l’adversaire.

Ces techniques, issues du savoir des samouraïs, sont redoutables d’efficacité. Pourtant, il ne s’agit pas de détruire l’adversaire, mais de se protéger. On recherche l’équilibre de l’individu, par rapport à ce qui l’entoure et par rapport à lui-même. Pas de compétitions en Aïkido, pas de course à l’ego. Le principe Aï permet de se mettre en harmonie avec l’énergie, le ki, pour suivre la voie, le do : Aï-ki-do. Si on frappe un karatéka, il pare. Si on frappe ou pousse un judoka, il tire ; si on le tire, il pousse, en résistance. Mais si on frappe ou pousse un aïkidoka, il s’efface en pivotant ; si on le tire, il entre dans l’action de l’adversaire en la prolongeant, et en la déviant à son profit.

Attitude juste et mesurée, vigilance, droiture, respect de l’autre et pureté du geste. Tout cela avait attiré Raphaël dès ses dix ans. Il avait vite excellé, sa motivation et sa souplesse naturelle aidant. Il avait rapidement intégré l’esprit et la nature profonde de cet art.

Il était le plus jeune 7e dan de France, et le Doshu, « Maître de la voie » japonais, était venu en personne lui décerner cette distinction.

*
*  *

L’arrivée du groupe à l’aéroport de Nice fit sensation. Ils étaient une bonne trentaine. Douze ou treize d’entre eux avaient l’air d’hommes d’affaires. Quelques autres, parlant fort, avaient un aspect athlétique et des manières moins délicates. Certains avaient des tatouages dans le cou. Tous parlaient russe.

Quelques très jolies jeunes femmes les accompagnaient. Leurs tenues étaient plus ou moins voyantes, mais toujours extrêmement sexy, le maquillage excessif.

En sortant de l’aéroport, les femmes montèrent dans des taxis qui rejoignirent un palace de la côte. Les hommes étaient attendus et prirent place à bord de 4x4 aux vitres teintées. Démarrant en douceur, les véhicules prirent l’autoroute puis roulèrent à vive allure en direction d’Antibes.

Quelques minutes plus tard, ils embarquèrent sur l’Ulan-Ude (Улан-Удэ), un yacht de quarante mètres battant pavillon panaméen. L’équipage était prêt, et sitôt les passagers embarqués, on appareilla. Les hommes aux attachés-cases prirent place dans le grand carré. Des vitrines abritaient une bibliothèque. Au centre trônait une table ovale aux bords arrondis ; douze fauteuils de cuir beige l’entouraient. Les murs étaient ornés d’acajou, le plafond répandait la lumière par une installation sophistiquée de diodes lumineuses. Un vidéoprojecteur y était suspendu, éclairant un écran d’une lumière blanche.

Sergueï Rachovsky les invita à prendre place. Son œil brillait de satisfaction. Sbarov et Silitch étaient déjà assis, ordinateurs portables ouverts. Il leva la tête et sourit.

— Bienvenue à bord, mes amis !

Les hommes de main restèrent sur le pont, silencieux. L’équipage faisait mine de ne pas les voir. Le barreur poussa les machines à pleine puissance, barre au large.

*
*  *

En entrant dans la concession Suzuki, Raphaël chercha le vendeur du regard. Il était occupé avec une jeune fille qui essayait des casques « jet », ce qui avait l’air d’agacer sa mère. Elle se contint un moment, puis lâcha :

— Ce sera un intégral ou rien.

— C’est trop pourri ces casques, tu peux jamais être coiffée, tu vois rien, t’as chaud, c’est trop nul.

— Du moment que ta cervelle reste dans ta boîte crânienne, tant pis si ça te décoiffe. Je ne suis pas emballée par cette histoire de scooter. Et puis on en a déjà parlé.

La gamine faisait la gueule, mais elles prirent un casque intégral, sous le regard amusé de Raphaël.

— Votre engin est prêt, monsieur Larcher. Suivez-moi.

Ils traversèrent la boutique et entrèrent dans l’atelier. La moto rutilait, incroyable animal mécanique, semblant les regarder approcher. Le vendeur aimait bien épier en douce l’excitation des acheteurs, lorsqu’il livrait de tels monstres, ce qui n’arrivait pas si souvent. Raphaël ne fit pas exception à la règle.

La 1300 GSX-R Hayabusa pouvait endosser tous les superlatifs. Les chiffres parlaient d’eux-mêmes : 175 chevaux pour 220 kilos, plus de 300 km/h en vitesse de pointe. Parmi tous les bolides vendus sur le marché, c’était LA bombe. Un allumé pouvait aisément atteindre 190 km/h en faisant rugir la seconde. Demain, Raphaël laisserait la moto à Jacques, un ancien de chez Honda, pour qu’il débride la machine. Il y avait un risque, mais il en prenait bien d’autres...

— Gare au permis monsieur Larcher ! Les schtroumpfs vont vous avoir à l’œil avec leurs lunettes magiques.

 Raphaël se contenta de sourire. Sur la fiche de demande de prêt, il avait prudemment écrit « fonctionnaire ». Ses motos avaient toujours affiché des performances dignes d’avions. Là, il passait à la fusée.

Il voyait à cela nombre d’avantages. Aucune difficulté pour circuler en ville, et jamais de place de stationnement à chercher. Pratique quand on enquête. Lors des filatures, aucun suspect ne lui avait jamais échappé dans la circulation. Les truands raffolent des puissants modèles de voitures allemandes : difficile de les suivre avec une Laguna diesel de 225 000 km.

Un véhicule de moins de 15 000 euros qui pouvait déposer n’importe quelle Ferrari, c’était ce qu’il lui fallait. Allez trouver un meilleur rapport prix/performance... Raphaël, si mesuré et raisonnable par ailleurs, voyait là un moyen de modifier la notion d’espace-temps ; une théorie, version kamikaze, de la relativité.

*
*  *

Le commissariat niçois, antenne du SRPJ de Marseille, bourdonnait comme une ruche quand Raphaël descendit de la moto. Deux motards en service échangèrent quelques mots avec lui ; ils admiraient la Suzuki en connaisseurs.

À l’intérieur, une lumière abondante filtrait à travers les stores. Un homme d’une soixantaine d’années saignait à l’arcade sourcilière. Il avait l’air choqué et faisait de grands gestes. Il parlait en arabe avec un policier, le lieutenant Méharzi. Ce dernier essayait visiblement de l’apaiser, tout en prenant sa déposition. Un agent en tenue enregistrait la plainte d’une femme blonde en tailleur, au style sophistiqué. Les plaignants, les « geignards » comme les appellent parfois les flics. Raphaël se présenta à un agent qui décrocha son téléphone pour l’annoncer, puis l’emmena à l’étage.

— Bonjour, entrez lieutenant. Asseyez-vous, je vous en prie ! dit le commissaire Ronzier qui passait un coup de fil.

Raphaël resta debout. Il l’observait pendant qu’il parlait : c’était un homme élégant d’une cinquantaine d’années, les cheveux fournis coupés courts, la chemise et la veste impeccables. Pas de cravate, mais un nœud papillon. Cela plut à Raphaël. Sans doute aurait-il aimé savoir que Pierre Ronzier en avait sept différents : un pour chaque jour de la semaine. Et il s’y tenait. C’était un homme méthodique jusque dans la fantaisie. Ceux qui le connaissaient bien n’avaient pas besoin de calendrier pour se rappeler quel jour on était.

Ronzier raccrocha, puis se leva pour serrer la main de son visiteur.

— Bonjour, dit Raphaël.

— Bienvenue chez nous lieutenant. Vous êtes originaire de la ville à ce qu’on m’a dit.

Raphaël répondit avec deux mots du parler niçois, le nissart.

— Oui, c’est chez moi ici, sian d’acqui.

— J’ai lu votre dossier, vos états de service sont excellents. Nous avons besoin de gars comme vous.

— Merci commissaire.

— Je ne sais pas comment c’est à Paris, mais vous aurez de quoi vous occuper à Nice. Il y a de plus en plus de dingues.

— C’est tout aussi dingue dans la capitale. Les gens deviennent imprévisibles.

— Au moins, vous ne serez pas surpris ! Vous allez travailler avec le capitaine Lucchi. C’est lui qui va vous briefer. Agent Leroux, conduisez notre ami auprès du capitaine.

Il s’assit à son bureau et décrocha le téléphone.