Prologue

Parmi les faits mémorables, qui se sont accomplis depuis un siècle en Europe, entre la Méditerranée et l’Océan, l’un des plus dignes du souvenir de la postérité est la guerre entreprise pour soutenir la Foi catholique et extirper la malice de l’hérésie dans la province de Narbonne et dans les diocèses d’Albi, de Rodez, de Cahors, ainsi que dans quelques régions situées au-delà du Rhône et placées sous la suzeraineté du comte de Toulouse. – J’ai jugé utile de retracer dans ce récit, qui embrasse environ 70 années, ce que j’ai vu moi-même ou ce que j’ai appris du témoignage d’autrui, afin que, d’après ces faits, nobles, bourgeois et petites gens puissent comprendre quels furent les jugements de Dieu, lorsque, pour les péchés de son peuple, il résolut de châtier ces contrées infortunées.

Quoique j’aie dit « pour les péchés de son peuple », je ne veux pas absoudre de leur négligence les Prélats et les Seigneurs. Je veux qu’à l’avenir, ils ne supportent plus que le bon grain semé dans une terre cultivée avec tant de peines et à si grands frais, et arrosé de tant de sang humain, soit infecté d’ivraie par l’ennemi de l’humanité.

Ils dormaient autrefois, ceux qui auraient dû veiller, et l’antique tentateur introduisit pendant leur sommeil dans notre malheureuse patrie des hommes de perdition, qui, sous une apparence de piété et tout en reniant le démon, séduisirent les cœurs et les souillèrent du venin de leurs doctrines. Comme personne ne s’opposa à l’assaut de ces impies qui attaquaient au nom de la foi, l’hérésie empira tellement que ses propagateurs possédèrent, dans les villes et dans les châteaux, des asiles, des champs, des vignes et de vastes édifices, où ils prônaient publiquement leurs erreurs et les prêchaient à leurs disciples.

Ces hérétiques étaient les uns Ariens[Note_1], d’autres Manichéens[Note_2], quelques-uns même Vaudois ou Lyonnais[Note_3]. Bien que dissidents entre eux, ils s’entendaient tous pour conspirer à la perdition des âmes et contre la foi catholique. Les Vaudois se montraient les plus acharnés dans la discussion contre les autres sectes, que des prêtres ignorants toléraient encore par haine contre ces hardis novateurs. Nos contrées, comme frappées de réprobation et sur le point d’être maudites, ne produisaient plus guère que des épines, des chardons, des ravisseurs, des brigands, des voleurs, des homicides et des usuriers notoires.

Les fonctions sacerdotales inspiraient aux laïques un tel dédain qu’elles donnaient lieu à une forme de jurement, comme on le fait pour les juifs. — De même qu’on dit « J’aimerais mieux être Juif » on disait « J’aimerais mieux être Chapelain que de faire ceci ou cela. » — Les clercs, lorsqu’ils se montraient en public, cachaient leurs petites tonsures en ramenant vers le front les cheveux de derrière la tête. Rarement, les chevaliers destinaient leurs enfants au sacerdoce : ils ne présentaient que les fils de leurs gens aux Églises dont ils percevaient les dîmes. Les Évêques tonsuraient ceux qu’ils pouvaient, selon le temps. Au mépris de la domination épiscopale, les nobles adhéraient à telle ou telle secte d’hérétiques, sans que personne ne les en empêchât. Ces hérétiques obtenaient tant d’égards, qu’on leur permettait d’avoir des cimetières, où ils inhumaient publiquement ceux qu’ils avaient fait apostasier[Note_4] et dont ils recevaient des legs plus considérables qu’on n’en faisait aux Ecclésiastiques. Ils étaient exempts de guet et de tailles. Si un homme de guerre était rencontré avec eux par l’ennemi, on le laissait aller sain et sauf.

Ainsi le Démon avait établi par leur intermédiaire sa domination sur une grande partie de notre pays, et il en avait fait, pour ainsi dire, l’entrée de l’Enfer. Les ténèbres s’épaississaient, la nuit de l’ignorance s’étendait, et au milieu de cette nuit passaient et repassaient les bêtes sauvages de la forêt du Diable.