Chapitre premier.

Saint Bernard, abbé de Clairvaux, maudit le château de Verfeil, qui l’a repoussé et a refusé d’écouter la parole de Dieu.

Une telle irréligion avait rendu notre pays bien malade, lorsqu’un saint homme, le bienheureux Bernard[Note_5], abbé de Clairvaux, fameux par sa piété et par sa connaissance approfondie des belles-lettres, enflammé du zèle de la foi, visita le Languedoc et s’arrêta au château de Verfeil[Note_6], où était alors réunie une grande partie de la noblesse. Il jugeait avec raison que c’était par là qu’il fallait débuter, et que s’il parvenait à y détruire le venin de l’hérésie, il lui deviendrait plus facile de la vaincre partout ailleurs.

Mais aussitôt qu’il eut commencé sa prédication, les personnages les plus élevés en dignité quittèrent l’église et le peuple les suivit. Le saint homme sortit avec eux et se mit à exposer la parole de Dieu sur la grande place ; alors les nobles s’enfermèrent de tous côtés dans leurs maisons, tandis qu’il continuait à prêcher au milieu de la populace. Ce ne fut pas tout : des clameurs tumultueuses s’élevèrent, on se mit à frapper contre les portes, de sorte que la voix de l’apôtre ne put se faire entendre de la foule.

Pour porter témoignage contre ces dénigreurs de la parole de Dieu, Saint-Bernard secoua la poussière de ses pieds, en leur indiquant ainsi qu’ils étaient poussière et qu’ils retourneraient en poussière. Il s’éloigna et jetant derrière lui ses regards sur le château, il le maudit en s’écriant : « Verfeil, que Dieu te dessèche. » Cette malédiction produisit les effets les plus évidents. Car, à cette époque, selon le témoignage d’une ancienne chronique, il y avait dans ce château cent logements pour autant d’hommes d’armes avec leurs chevaux, que les produits du domaine suffisaient à nourrir. Depuis lors, une véritable misère, telle qu’un ennemi acharné, se mit à l’assaillir sans relâche, et la grêle, la stérilité, la révolte ou la guerre ne lui laissa pas un instant de repos. – Dans mon enfance, j’ai vu ce noble homme, Sire Isarn de Fanjaux, ancien Majordome de Verfeil et alors centenaire, vivant à Toulouse dans la pauvreté et réduit à un seul cheval. Mais quel cruel châtiment le Jugement de Dieu fit tomber sur la plupart des possesseurs de ce château, qui finirent misérablement ! La malédiction du saint homme ne fut levée que lorsque ce fief eut été donné par le Comte de Montfort au vénérable Père Monseigneur Foulques, évêque de Toulouse, et qu’il fit retour à la vraie foi par l’expulsion de ses anciens maîtres, ainsi que nous le raconterons en son lieu dans la suite de ce récit.