Préface des Editions de Londres

« La loi et l’autorité » est un texte écrit en 1892, et publié par les « Temps nouveaux ». Cette fois-ci, Kropotkine étudie la genèse de la loi, son rôle dans l’évolution politique et sociale, et démontre qu’elle est l’instrument de contrôle et de coercition sur les exploités légitimant le pouvoir de ceux qui se le sont attribué.

Etat des lieux de la loi à l’époque de Kropotkine

"Quand l’ignorance est au sein des sociétés et de désordre dans les esprits, les lois deviennent nombreuses." L’actuel débat sur la multiplication des lois inutiles, contradictoires, jamais appliquées, nous semble tout particulièrement d’actualité.

"Dans les Etats actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux." Nous renchérissons, on n’a pas même plus besoin d’une loi nouvelle, l’innovation récente des cinq dernières années, c’est que l’annonce d’une loi s’est maintenant substituée à la loi même.

"Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dés le bas-âge cherche à tuer en nous l’esprit de révolte et développe celui de soumission à l’autorité" Assez logique ; dans le cas contraire, on obtient une vraie démocratie participative, et non pas le travesti de démocratie actuelle où les droits fondent comme neige au soleil, et où le seul instrument de contrôle offert aux populations, c’est celui de voter pour une liste de candidats pré-approuvée.

"Le servilisme devant la loi est devenu une vertu" En effet, et pourtant, Dieu sait que le pouvoir essaie bien de provoquer notre révolte en repoussant sans cesse les limites du ridicule : lois qui interdisent de fumer, de conduire sans ceinture, de conduire trop vite, de prononcer certains mots grossiers à l’encontre des gens grossiers, lois qui punissent le refus de payer pour le stationnement sur la voie publique, lois qui punissent le refus de payer la redevance audiovisuelle, et cela même si on refuse de regarder le journal de vingt heures, et la Star Academy, et les super émissions de jeux qui nous permettent de rêver…

"C’est depuis l’avènement de la bourgeoisie - depuis la grande révolution française – qu’on a surtout réussi à établir ce culte." Kropotkine approuve Les Editions de Londres quand elles expliquent que la Révolution servit surtout les intérêts et les grossiers appétits de la bourgeoisie parisienne.

"au jour même du réveil de l’esprit frondeur, les hommes, voulant être libres, commencent par demander à leurs maîtres, de vouloir bien les protéger en modifiant les lois créées pr ces mêmes maîtres."

On comprend ainsi pourquoi les pires rebuts de tous les lumpenproletariat ont de tous temps été les amis des régimes totalitaires ou fascistes, on comprend aussi pourquoi le jeu de création de la peur, peur économique, peur de l’agression, de la perte d’identité, est si important au maintien du pouvoir. En effet, dans notre société matérialiste, où le livre, même numérique, a cédé le pas à la console de jeux et aux célébrités, l’envie et la peur sont le ressort du monde et du contrôle social.

La loi est une invention relativement moderne

En remarquable historien, Kropotkine revient ici sur l’un de ses grands thèmes : le droit coutumier. "A cette époque, les relations des hommes étaient règlées par de simples coutumes…""Les paysans de la Russie, de l’Italie, de l’Espagne, et même d’une bonne partie de la France et de l’Angleterre, n’ont aucune idée de la loi écrite…"

Ensuite, encore une fois, Kropotkine comprend tout : "tant que les seules inégalités entre les hommes étaient les inégalités naturelles et qu’elles n’étaient pas encore décuplées et centuplées par la concentration du pouvoir et des richesses, il n’y avait aucun besoin de loi et de l’appareil formidable des tribunaux et des peines toujours croissantes pour l’imposer." Et il définit le vrai objectif de la loi, immobiliser le fait accompli, avant de conclure en des termes qui, aux modérés comme Aristophane, Voltaire, ou Les Editions de Londres, peuvent sembler excessifs "Née de la violence et de la superstition, établie dans l’intérêt du prêtre, du conquérant et du riche exploiteur, elle devra être abolie en entier le jour où le peuple voudra briser ses chaînes."

Et il nous rappelle : "Il a fallu toute l’influence de l’Eglise Byzantine, qui importait en Occident la cruauté raffinée des despotes de l’Orient, pour introduire dans les mœurs des Gaulois et des Germains la peine de mort et les supplices horribles que l’on infligea plus tard à ceux que l’on considérait comme criminels ; il a fallu toute l’influence du code civil romain…pour introduire ces notions de propriété foncière illimitée qui vinrent renverser les coutumes communalistes des peuples primitifs."

Le changement de la loi dans l’histoire récente

Si Kropotkine reconnaît à la Révolution française le mérite de s’être débarrassé du fatras de lois coercitives qui asseyaient le pouvoir des seigneurs, c’est aussi pour reconstruire un nouveau fatras de lois visant à perpétuer le pouvoir du nouveau seigneur du domaine, la bourgeoisie.

Et il nous rappelle encore : "L’abolition de la peine de mort, le jury pour tous les « crimes » (le jury, plus libéral qu’aujourd’hui, existait au douzième siècle), la magistrature élue, le droit de mise en accusation des fonctionnaires, l’abolition des armées permanentes, la liberté d’enseignement…, tout cela qu’on nous dit être une invention du libéralisme moderne, n’est qu’un retour aux libertés qui existaient avant que l’Eglise et le Roi n’eussent étendu leur main sur toutes les manifestations de la vie humaine."

Il s’intéresse ensuite aux diverses catégories de lois : protection de la propriété, protection des personnes, protection du gouvernement. Puis il se lance dans des considérations sur un sujet qui l’intéresse beaucoup, la criminologie, où il prêche encore une fois l’abolition de la peine de mort, rappelle que le meilleur moyen de réduire le crime, c’est d’augmenter la prospérité, critique le système carcéral comme il le faisait déjà avec emphase dans On ne peut pas améliorer les prisons.

L’histoire de l’exploitation en trois lignes

Au final, la lecture de Kropotkine, ce n’est pas seulement la lecture d’un des plus grands philosophes anarchistes, c’est aussi celle d’une autre vision de l’histoire. Au lieu de la linéarité classique que l’on nous enseigne, Kropotkine part d’un point de vue radicalement différent : non pas que les choses régressent, mais plutôt qu’elles tendent à aller mieux pour le peuple quand l’Etat ou le Gouvernement sont moins puissants, là où les aventures sociales sont déléguées à ceux qui font la société. Si son temps des « communes » peut sembler un peu idyllique, on doit toujours se demander : à qui profite le crime ? Or l’intérêt de l’Etat actuel c’est probablement que tout semble aller mieux avec plus de puissance entre les mains de quelques pantins élus, plus de justice avec plus de lois, plus de sécurité avec plus de policiers, etc…

Une autre façon de voir l’histoire, c’est donc une séquence linéaire telle que celle-ci : les communes du douzième siècle ressemblent pas mal aux communes anarchistes modernes, comme le Barcelone de 1936, tant étudié par Chomsky, et décrit par Orwell, les communes supprimées par l’émergence du pouvoir seigneurial renforcé par le contrôle de l’Eglise sur les esprits, puis phagocyté par le pouvoir royal entre le Seizième et le Dix septième siècle, puis le pouvoir absolu remporté par le Roi, à l’époque de Louis XIV en France, conduisant à la Révolution, coïncidant avec la destruction des pouvoirs seigneuriaux, mais aussi régionaux, et l’établissement de l’arsenal de lois nécessaire à la reconstitution d’une nouvelle classe possédante, qui atteint son zénith avec Napoléon III, cède sous le coup de trois guerres et d’une révolte étudiante, avant de reprendre du poil de la bête au cours des trente dernières années. Décidemment, la lecture de Kropotkine devrait être obligatoire. Rassurez, cela ne sera jamais une loi.

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