Chapitre 1.

« Quand l'ignorance est au sein des sociétés et de désordre dans les esprits, les lois deviennent nombreuses. Les hommes attendent tout de la législation, et chaque loi nouvelle étant un nouveau mécompte, ils sont portés à lui demander sans cesse ce qui ne peut venir que d'eux-mêmes, de leur éducation, de l'état de leurs moeurs. »

Ce n'est pourtant pas un révolutionnaire qui dit cela, pas même un réformateur. C'est un jurisconsulte, Dalloz, l'auteur du recueil des lois françaises, connu sous le nom de Répertoire de la Législation. Et cependant ces lignes, quoique écrites par un homme qui était lui-même un législateur et un admirateur des lois, représentent parfaitement l'état anormal de nos sociétés.

Dans les Etats actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux. Au lieu de changer soi-même ce qui est mauvais, on commence par demander une loi qui le change.

La route entre deux villages est-elle impraticable, le paysan dit qu'il faudrait une loi sur les routes vicinales.

Le garde-champêtre a-t-il insulté quelqu'un, en profitant de la platitude de ceux qui l'entourent de leur respect : « Il faudrait une loi, dit l'insulté, qui prescrivît aux gardes-champêtres d'être un peu plus polis. »

Le commerce, l'agriculture ne marchent pas ? « C'est une loi protectrice qu'il nous faut ! » ainsi raisonnent le laboureur, l'éleveur de bétail, le spéculateur en blés, il n'y a pas jusqu'au revendeur de loques qui ne demande une loi pour son petit commerce.

Le patron baisse-t-il les salaires ou augmente-t-il la journée de travail : « Il faut une loi qui mette ordre à cela ! » s'écrient les députés en herbe, au lieu de dire aux ouvriers qu'il y a un autre moyen, bien plus efficace « de mettre ordre à cela » : reprendre au patron ce dont il a dépouillé des générations d'ouvriers.

Bref, partout une loi ! Une loi sur les rentes, une loi sur les modes, une loi sur les chiens enragés, une loi sur la vertu, une loi pour opposer une digue à tous les vices, à tous les maux qui ne sont que le résultat de l'indolence et de la lâcheté humaine.

Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge cherche à tuer en nous l'esprit de révolte et développe celui de soumission à l'autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la férule de la loi qui régente tout : notre naissance, notre éducation, notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes.

Nos sociétés semblent ne plus comprendre que l'on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants ; et lors même qu'elles parviennent à s'émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L'an I de la Liberté » n'a jamais duré plus d'un jour, car après l'avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l'Autorité.

En effet, voilà des milliers d'années que ceux qui nous gouvernent ne font que répéter sur tous les tons : Respect à la loi, obéissance à l'autorité ! Le père et la mère élèvent les enfants dans ce sentiment. L'école les raffermit, elle en prouve la nécessité en inculquant aux enfants des bribes de fausse science, habilement assorties : de l'obéissance à la loi elle fait un culte ; elle marie le dieu et la loi des maîtres en une seule et même divinité. Le héros de l'histoire qu'elle fabriquée, c'est celui qui obéit à la loi, qui la protège contre les révoltés.

Plus tard, lorsque l'enfant entre dans la vie publique, la société et la littérature, frappant chaque jour, à chaque instant, comme la goutte d'eau creusant la pierre, continuent à nous inculquer le même préjugé.

Les livres d'histoire, de science politique, d'économie sociale regorgent de ce respect à la loi ; on a même mis les sciences physiques à contribution et, en introduisant dans ces sciences d'observation un langage faux, emprunté à la théologie et à l'autoritarisme, on parvient habilement à nous brouiller l'intelligence, toujours pour maintenir le respect de la loi.

Le journal fait la même besogne : il n'y a pas d'article dans les journaux qui ne prêche l'obéissance à la loi, lors même qu'à la troisième page, ils constatent chaque jour l'imbécillité de la loi et montrent comment elle est traînée dans toutes les boues, dans toutes les fanges par ceux qui sont préposés à son maintien.

Le servilisme devant la loi est devenu une vertu et je doute même qu'il y ait eu un seul révolutionnaire qui n'ait débuté dans son jeune âge par être défenseur de la loi contre ce qu'on nomme généralement les abus, conséquence inévitable de la loi même.

L'art fait chorus avec la soi-disant science. Le héros du sculpteur, du peintre et du musicien couvre la Loi de son bouclier et, les yeux enflammés et les narines ouvertes, il est prêt à frapper de son glaive quiconque oserait y toucher. On lui élève des temples, on lui nomme des grands prêtres, auxquels les révolutionnaires hésitent à toucher, et si la Révolution elle-même vient balayer une ancienne institution, c'est encore par une loi qu'elle essaie de consacrer son oeuvre.

Ce ramassis de règles de conduite, que nous ont légué l'esclavage, le servage, le féodalisme, la royauté et qu'on appelle Loi, a remplacé ces monstres de pierre devant lesquels on immolait les victimes humaines, et que n'osait même effleurer l'homme asservi, de peur d'être tué par les foudres du ciel.

C'est depuis l'avènement de la bourgeoisie,  depuis la grande révolution française,  qu'on a surtout réussi à établir ce culte. Sous l'ancien régime, lorsqu'on était tenu d'obéir au bon plaisir du roi et de ses valets, on parlait peu de lois, si ce n'est Montesquieu, Rousseau, Voltaire, pour les opposer au caprice royal. Mais pendant et après la révolution, les avocats, arrivés au pouvoir, ont fait de leur mieux pour affermir ce principe, sur lequel ils devaient établir leur règne.

La bourgeoisie l'accepta d'emblée comme son ancre de salut, pour mettre une digue au torrent populaire. La prêtraille s'empressa de la sanctifier, pour sauver la barque qui sombrait dans les vagues du torrent.

Le peuple enfin l'accepta comme un progrès sur l'arbitraire et la violence du passé.

Il faut se transposer en imagination au XVIIIe siècle pour le comprendre. Il faut avoir saigné le sang de son coeur au récit des atrocités qui se commettaient à cette époque par les nobles tout-puissants sur les hommes et les femmes du peuple, pour comprendre quelle influence magique ces mots : « Egalité devant la loi, obéissance à la loi, sans distinction de naissance ou de fortune » devaient exercer, il y a un siècle, sur l'esprit du manant. Lui, qu'on avait traité jusqu'alors plus cruellement qu'un animal, lui qui n'avait jamais eu aucun droit et n'avait jamais obtenu la justice contre les actes les plus révoltants du noble, à moins de se venger en le tuant et en se faisant pendre,  il se voyait reconnu par cette maxime, du moins en théorie, du moins quant à ses droits personnels, l'égal de son seigneur. Quelle que fût cette loi, elle promettait d'atteindre également le seigneur et le manant, elle proclamait l'égalité, devant le juge, du pauvre et du riche.

Cette promesse était un mensonge, nous le savons aujourd'hui : mais à cette époque, elle était un progrès, un hommage rendu à la justice, comme « l'hypocrisie est un hommage rendu à la vérité ». C'est pourquoi, lorsque les sauveurs de la bourgeoisie menacée, les Robespierre et les Danton, se basant sur les écrits des philosophes de la bourgeoisie, les Rousseau et les Voltaire, proclamèrent « le respect de la loi égal pour tous »,  le peuple, dont l'élan révolutionnaire s'épuisait déjà en face d'un ennemi de plus en plus solidement organisé, accepta le compromis. Il plia le cou sous le joug de la Loi, pour se sauver de l'arbitraire du seigneur.

Depuis, la bourgeoisie n'a cessé d'exploiter cette maxime qui, avec cet autre principe, le gouvernement représentatif, résume la philosophie du siècle de la bourgeoisie, le dix-neuvième siècle. Elle l'a prêché dans les écoles, elle l'a propagé dans ses écrits, elle a créé sa science et ses arts avec cet objectif, elle l'a fourré partout, comme la dévote anglaise qui vous glisse sous la porte ses bouquins religieux. Et elle a si bien fait, qu'aujourd'hui, nous voyons se produire ce fait exécrable : au jour même du réveil de l'esprit frondeur, les hommes, voulant être libres, commencent par demander à leurs maîtres, de vouloir bien les protéger en modifiant les lois crées par ces mêmes maîtres.

Mais les temps et les esprits ont cependant changé depuis un siècle. On trouve partout des révoltés qui ne veulent plus obéir à la loi, sans savoir d'où elle vient, quelle en est l'utilité, d'où vient l'obligation de lui obéir et le respect dont on l'entoure.

La révolution qui s'approche est une révolution et non une simple émeute, par cela même que les révoltés de nos jours soumettent à leur critique toutes les bases de la société, vénérées jusqu'à présent, et avant tout, ce fétiche, la Loi.

Ils analysent son origine et  ils y trouvent, soit un dieu, produit des terreurs du sauvage, stupide, mesquin et méchant comme les prêtres qui se réclament de son origine surnaturelle, soit le sang, la conquête par le fer et le feu.

Ils étudient son caractère et ils y trouvent pour trait distinctif l'immobilité, remplaçant le développement continu de l'humanité, la tendance à immobiliser ce qui devrait se développer et se modifier chaque jour. Ils demandent comment la loi se maintient, et ils voient les atrocités du byzantinisme et les cruautés de l'inquisition, les tortures du moyen-âge, les chairs vivantes coupées en lanières par le fouet du bourreau, les chaînes, la massue, la hache au service de la loi ; les sombres souterrains des prisons, les souffrances, les pleurs et les malédictions.

Aujourd'hui, toujours la hache, la corde, le chassepot, et les prisons ; d'une part, l'abrutissement du prisonnier, réduit à l'état de bête en cage, l'avilissement de son être moral, et, d'autre part, le juge dépouillé de tous les sentiments qui font la meilleure partie de la nature humaine, vivant comme un visionnaire dans un monde de fictions juridiques, appliquant avec volupté la guillotine, sanglante ou sèche, sans que lui, ce fou froidement méchant, se doute seulement de l'abîme de dégradation dans lequel il est tombé vis-à-vis de ceux qu'il condamne.

Nous voyons une race de faiseurs de lois légiférant sans savoir sur quoi ils légifèrent, votant aujourd'hui une loi sur l'assainissement des villes, sans avoir la moindre notion d'hygiène, demain, réglementant l'armement des troupes, sans même connaître un fusil, faisant des lois sur l'enseignement et l'éducation sans avoir jamais su donner un enseignement quelconque ou une éducation honnête à leurs enfants, légiférant à tort et à travers, mais n'oubliant jamais l'amende qui frappera les va-nu-pieds, la prison, les galères qui frapperont des hommes mille fois moins immoraux qu'ils ne le sont eux-mêmes, ces législateurs ! Nous voyons enfin le geôlier qui marche vers la perte de tout sentiment humain, le gendarme dressé en chien de piste, le mouchard se méprisant lui-même, la délation transformée en vertu, la corruption érigée en système ; tous les vices, tous les mauvais côtés de la nature humaine, favorisés, cultivés pour le triomphe de la Loi.

Nous voyons cela, et c'est pour cela qu'au lieu de répéter niaisement la vieille formule : « Respect à la loi !», nous crions : « Mépris de la loi et de ses attributs !» Ce mot lâche : « Obéissance à la loi !» nous le remplaçons par : « Révolte contre toutes les lois !» Que l'on compare seulement les méfaits accomplis au nom de chaque loi, avec ce qu'elle a pu produire de bon, qu'on pèse le bien et le mal, et l'on verra si nous avons raison.