Merci pour ce
macchab’

Comte Kerkadek

Couverture réalisée par Laura Potier © 2015

MERCI POUR CE
MACCHAB’

Nouvelle des origines

Cette nouvelle a été publiée en ligne pour la première fois sous forme de feuilleton en 7 épisodes sur http://www.oeuvresouvertes.net.

Laurent Margantin avait proposé à des auteurs d’écrire une nouvelle à partir d’un tweet de Renaud Schaffhauser « J’ai rêvé que tu écrivais un roman policier. L’assassin habitait chez toi ».

Une nuit par un temps brumeux, je me promenai dans le port de Roscoff avec mon meilleur ami. Nos silhouettes oppressées par les ténèbres réverbéraient la lumière des ferries qui entraient dans le chenal. Si un des marins qui s’affairaient dans la zone de transit s’était retourné, il aurait vu deux esquisses, deux silhouettes allongées le long du quai et fouettées par la pluie battante, deux silhouettes que tout séparait, puisque j’étais plutôt grand, et que mon ami était un nain. Nous étions les meilleurs amis du monde. Nous nous connaissions depuis la plus petite enfance. Bravant les interdits sociaux, moi issu de la lignée des Kerkadek, lui descendant de métayers, nous avions lié connaissance un jour de pleine lune, et depuis nous ne nous étions pas quittés. Puis une nuit j’avais entamé mon errance faite de cabotage autour du monde, et un jour j’étais revenu. Si l’envie de repartir me taraudait, je n’en faisais rien. Et pourtant cela devait arriver. Mais cette nuit là, nous semblions si heureux. Nous ne marchions pas, nous sautillions dans la pénombre.

Jaillissant de la brume hachée par le crachotement des ferries et les cordes d’accostage qui grincent, sa voix primesautière fusa :

— Cher ami ? dit mon petit ami.

— Oui, cher ami ?

— J’ai fait un rêve curieux la nuit dernière, sais-tu ? Peut être était-ce l’effet de la tempête qui rugit jusqu’au petit matin, et me maintint éveillé ?

— Vraiment, qu’as-tu donc rêvé, mon ami ?

J’ai rêvé que tu écrivais un roman policier. L’assassin habitait chez toi.

Je ne répondis pas. Le crachin balayait les feux de navigation des quelques voiliers de zébrures fines comme des points d’exclamation. Il sentit bien ma tristesse, et comme c’était mon ami, il ne fallut pas longtemps pour qu’il comprenne ce qui me rendait soudain si malheureux.

— Kerkadek ?

— Ce n’est rien, laisse tomber, ça passera…

J’en étais à mon cent trente-septième refus d’éditeur. Même les plus nuls, les plus inconnus, ceux qui n’avaient pas de boîte postale…Ils…Ils n’en voulaient pas.

Et la voix de mon ami fendit la nuit tandis que nous entrions dans la zone de transit :

— Kerkadek, mon ami, arrête de pleurer, comme ça devant tout le monde, parce qu’une demi-vieille, parce qu’une fausse blonde a encore refusé ton manuscrit. Non Kerkadek, t’es pas tout seul. Surtout n’oublie jamais qui tu es : tu es un grand marin, un écrivain aventurier des mers et des océans. Et tu crois qu’avec ça, le commun des mortels pourrait comprendre ce que tu écris ?!

Il avait raison. Ce sont probablement ces paroles qui me donnèrent cette idée, une idée qui changea ma vie, mais surtout qui changea la sienne. Cette idée, je la regretterai jusqu’à la fin des temps. Mais l’homme d’action que je suis, que j’ai toujours été, sait qu’il ne sert à rien de regretter.

Et voici ce que je dis (si les mots avaient pu s’étrangler dans ma gorge à cet instant, si un câble à haute tension avait pu tomber sur le quai mouillé et mettre fin à mes jours, mon pauvre ami…) :

— Et si ce roman policier, on l’écrivait ? Tous les deux, mon ami ?

* * *

Au premier abord, ça m’avait paru une excellente idée.

À l’époque, j’étais un marin anonyme qui trimbalait les trésors de sa vie comme une malle jamais ouverte. J’avais décidé de me mettre à l’écriture afin d’évacuer tous ces souvenirs, les livrer à la lumière, les exorciser, les offrir à l’imaginaire de mes contemporains.

Lui était un nain. Nous avions grandi ensemble, mais si les hasards de la génétique nous avaient éloignés, cette distance nous avait rapprochés. C’était un génie. Si les autres l’avaient écouté, si les nigauds qui peuplent notre époque s’étaient penchés sur sa voix fluette et pétulante, ils auraient vu toute l’ampleur de son esprit. Comme il en avait assez d’essuyer les quolibets et de réparer les injures, il finit ses études par correspondance. Seul dans sa chambre le soir, il étudiait. À chaque concours, chaque examen, il obtenait les félicitations du jury.

Je me dis qu’à deux, avec mon expérience, avec son talent et ses rêves, nous pourrions écrire un roman extraordinaire, le plus beau roman policier depuis Stevenson, depuis Poe, depuis Conan Doyle, depuis tous les plus grands que j’avais lus étant petit et qui me faisaient me pelotonner contre ma grand-mère Kerkadek jusqu’au milieu de la nuit.

J’avais trois mois devant moi. Depuis quelques temps déjà, j’avais pris ma décision : je repartirai pour un voyage au long cours. Cet abandon des autres, de tout, était nécessaire à ma survie. Les contours du port qui s’estompent dans la brume matinale signifiaient ma renaissance. Les lettres de refus, les déclarations d’impôts et d’amour, tout cela disparaissait dans le sillage de la mémoire.

Je l’invitai à rester chez moi aussi longtemps qu’il le souhaiterait. Le lendemain, il sonnait à la porte avec sa valise en cuir. Je l’installai dans le hamac que je tendais tous les soirs entre les deux extrémités des murs de la cuisine. Mais la première nuit ne se passa pas bien. Quand il se leva pour transcrire ses rêves, s’aidant de son chapeau haut de forme comme écritoire, il ne parvint pas à remonter dans le hamac. Et mes chats le poursuivirent en poussant des miaulements cruels.

Il fallut l’installer dans ma chambre. Je plaçai un petit tabouret au pied du lit, et il put monter et descendre à sa guise. Quant à moi, je profitai du hamac, et j’y passai avec mes chats des nuits magiques, des rêves si beaux, si terribles, si torrides, que je les notai dès le matin au réveil.

Au début, chacun de nous écrivit des synopsis, mais nos histoires étaient si différentes que nous décidâmes de commencer par les personnages. Alors, toute la journée, nous en parlions. Et cela continuait jusqu’au milieu de la nuit, jusqu’à ce que le sommeil nous emporte, et que les rêves dès le lendemain nous poussent à recommencer tout ce que nous avions fait la veille.

Des personnages, il y en avait des grands, des petits, des femmes, des hommes, et des animaux, de la ville, de la ferme, des victimes, des nubiles, des perverses, des lolitas de discothèque du Morbihan, des vieilles autostoppeuses qui se faisaient écorcher sur la route au milieu du bocage par d’anciens prestidigitateurs amoureux de lapins blancs, il y avait des bourreaux, des criminels, des êtres nauséabonds, des ritualistes sataniques, des délinquants de droit commun que la prison avait jetés sur le chemin diabolique de l’évasion fiscale, des meurtriers libérés par la clémence du jury, des blancs, des arabes, des noirs, des chinois, il y avait des crimes, des armes, des instruments de torture, des cages aux barreaux rouillés avec des victimes en attente de châtiment, des condamnés pendus par les pieds au dessus d’un croc de boucher.

C’était horrible.

Mais on n’avançait pas.

Là où mon écriture partait en tous sens comme la bôme de mon premier voilier qui coûta la vie à un autre de mes amis, la sienne était belle, fulgurante, météoritique, l’écriture d’un génie qui s’élève au dessus de tous. Le défi était trop grand : le dépassant de plusieurs pieds, je ne lui arrivai pas à la cheville. Notre écriture à quatre mains était bancale.

Il fallait nous mettre d’accord sur l’intrigue. Nous ne pouvions pas continuer à tourner en rond sous prétexte de tirer des bords par vent devant, sans espoir d’avancer. Au bout de deux jours, nous en avions trouvé une. C’était l’histoire d’un auteur qui invite chez lui un ami, un être inoffensif sans passé sanguinaire, mais qu’un détail anodin va jeter irrésistiblement sur la voie du crime et pousser à commettre des actes si horribles que le lecteur finira par s’interroger sur le caractère anodin du détail déclencheur. Et à la fin de l’histoire, ayant transformé le lecteur en détective, le vrai héros devient le détail anodin ; la question, ce avec quoi le lecteur doit commencer à apprendre à vivre, c’est le détail. Le détail qui transforme l’ange en bête devient le vrai héros du roman. Pourquoi ce que la société considère comme anodin est-il plus horrible que le meurtrier et les crimes qu’il commet ? Jusqu’à ce que le lecteur comprenne enfin le message philosophique de ce roman policier pas comme les autres : plus qu’aux crimes et aux meurtres, la société devrait s’intéresser à ce qui nous rend inhumains. Ce sont les mécanismes de déshumanisation qui sont bien plus graves que les meurtriers, car on ne naît pas meurtrier, on le devient. Et plus les mécanismes de déshumanisation sont efficaces, plus il y a de meurtriers.

* * *

Comme nous n’arrivions pas à écrire ensemble (imaginez un peu la scène avec Mozart et Salieri), on eut recours au procédé typique de ceux qui écrivent à quatre mains, Boileau et Narcejac, Paco Ignacio Taibo et Commandant Marcos, Blake et Mortimer, Zig et Puce, à savoir qu’il écrirait les chapitres impairs et que je me chargerai des pairs.

Mais dans la région, la rumeur courait que nous travaillions sur un roman policier. Et les visites s’enchaînaient. Ceux qui avant ne me saluaient pas, d’abord parce que je n’étais pas là, se pressaient à ma porte, demandant des dédicaces sur la page de garde d’un livre qui n’existait pas.

Pour qu’on nous laisse tranquilles, je plantai un écriteau devant ma cabane de pêcheurs. On y lisait : « Défense d’entrer ». Nous étions déjà des asociaux, nous étions maintenant perdus pour la société.

Seule était autorisée dans les lieux la vieille domestique bigoudène, celle qui m’avait vu naître dans le hameau des Kerkadek.

Elle n’avait jamais apprécié mon ami le nain. Mais comme elle savait être discrète, elle le traitait de tous les noms en breton bretonnant. Elle essuyait les chaises quand il était assis, elle débarrassait quand il était encore à table, elle aérait sa chambre par grand vent au milieu de la nuit. Pendant ce temps, j’écrivais péniblement mes chapitres : ils étaient d’une nullité crasse. J’étais en passe de devenir la Pénélope de la littérature, tous les matins je réécrivais entièrement ce que j’avais écrit la veille.

De crasse, il n’y avait pas que la nullité de mes premiers chapitres, le deux, le quatre, le six. Le nain et moi, nous étions tellement absorbés par nos écritures que nous nous étions abstraits de la civilisation. Nous mangions peu, nous buvions et fumions beaucoup. Nous ne lavions plus nos assiettes, ni nos couverts, nous ne sortions plus les poubelles, nous ne prenions plus de douches, les chats crevaient à moitié de faim, les rats s’en donnaient à cœur joie, les cancrelats grouillaient dans l’évier, dans le bain ; la nuit, les tuyaux résonnaient de milliers de pattes trépidantes. Ma chambre, mon nain si propre l’avait transformée en un gigantesque capharnaüm, au milieu duquel à tout moment il risquait de finir étouffé parmi les amoncellements de vêtements sales, de feuillets, de paquets de chips, de tranches de jambon avarié, qui l’entouraient comme les colonnes d’un triomphe qui s’annonce au loin.

La brave domestique bigoudène commençait elle aussi à prendre des libertés avec la propreté. Pour la première fois de mon existence, je la vis retirer sa coiffe pour s’éponger le front, relever sa jupe cuite au four afin d’en examiner les plis. Des fois, elle se promenait avec sa chemise en lin déboutonnée, ce qui laissait entrevoir son généreux corsage.

À plusieurs reprises je surpris le regard du nain. Parfois je le retrouvai en haut de l’armoire à l’observer avec des jumelles quand elle passait dans un déhanchement provocateur.

Peut-être étaient-ce ses trente années d’abstinence forcée, mais l’aspect nourricier de celle qui fut autrefois une belle bigoudène ne le laissait pas indifférent. Ses chapitres impairs en devinrent impossibles à suivre, la nuit les craquements du lit empêchaient les chats de dormir. Il fallait que ça cesse, je m’entretins un matin avec ma vieille bigoudène. D’un air courroucé, elle remit sa coiffe avec ses broderies sur sa tête. Elle fit son ménage ainsi, nymphe turgescente alimentant les rêves du nain. J’oubliais ce premier détail.

* * *

Il y avait trois mois que nous avions commencé. Nous en étions à peu près à la moitié de l’ouvrage. J’aurais dû repartir le lendemain sur un cargo de nuit pour les terres bantoues. Mais je décidai de rester. Je ne pouvais pas une nouvelle fois m’échapper face à la difficulté. Ce fut la seule fois que je quittai la cabane, la seule jusqu’au jour fatal. Je descendis jusqu’au port et parlai avec le commandant, lui expliquant ma situation, mon roman, mon ami le nain, ma servante bigoudène, et il comprit tout de suite, me donnant quartier libre jusqu’à l’envoi à l’éditeur, une demi-vieille, fausse blonde, dont la simple évocation suffit à me faire pleurer.

FIN DE L’EXTRAIT

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