Bachir, le policier

Quatre heures du matin, un samedi, ya ibad Allah ! Quatre heures du matin, un jour de repos ! Il y a des bnadem, des gens, qui s’en moquent, qui te prennent pour leur larbin, qui croient que tu n’as ni femme ni enfants. Ils t’appellent quand ça leur chante et tu dois y aller en courant. Cette fois-ci, c’était Madame Ouazzou. Elle hurlait au téléphone. Je lui ai dit : « À lalla ! Qu’est-ce qui se passe ? » Elle criait tellement que je ne comprenais rien. Derrière, j’entendais pleurer. Une catastrophe était arrivée, je ne voyais que ça. Puis j’ai fini par démêler l’histoire. Sa bonne, d’après ce que j’ai compris, lui avait volé sa m’damma, sa ceinture en or. Cette ceinture était incrustée d’un saphir et de je ne sais quelles autres pierres. Les ceintures en or, moi, je n’y connais rien. Ma femme a hérité la sienne de sa mère et encore, elle n’ose pas la porter. Moi, je lui dis : « Si tu ne portes pas ta ceinture en or même pendant les fêtes de mariage, quand est-ce que tu vas la porter ? » Avec quoi elle va la porter ? me répond-elle, avec de l’amertume dans la voix. Elle n’a même pas un caftan digne de ce nom. Alors, il vaut mieux que sa ceinture reste à l’abri du mauvais œil. Si un jour on perdait tout, ou si je me faisais tuer, comme ça risque d’arriver dans mon métier, il lui resterait toujours son bijou qui coûte plus cher que notre maison dans la médina.

Je retourne donc à Madame Ouazzou, qui criait tellement qu’on aurait dit qu’elle avait reçu la visite d’Azraïn, le spectre de la mort. Elle exigeait que j’aille immédiatement arrêter cette voleuse, cette menteuse, cette bâtarde… Bref, elle n’a épargné aucun mot pour désigner celle qu’elle tenait pour coupable. J’ai plaidé :

Lalla, on est dans les replis de la nuit. Vous êtes sûre que c’est elle qui l’a volée, vous ne l’auriez pas prêtée à l’une de vos sœurs ou à l’une de vos cousines ?

− Tu es en train d’insinuer que j’ai perdu la tête. Je sais très bien où je cache mon or.

− Vous avez une preuve ? Vous avez trouvé la ceinture dans les affaires de la bonne ?

− Tu es encore étourdi par le sommeil ou bien tu as fumé du haschich ? Tu crois que je t’aurais appelé si j’avais trouvé ma ceinture ? Si je l’avais trouvée sur elle ou dans ses affaires, je l’aurais foutue dehors toute nue comme le jour où elle est née cette kahba, cette pétasse. Je veux que tu viennes immédiatement la jeter en prison et que tu la tortures jusqu’à ce qu’elle avoue.

− Excusez-moi, madame Ouazzou, mais le commissariat d’Aïn Chouk n’est pas la prison de Tazmamart. On va l’interroger, mais, sans preuves, je ne peux pas l’enfermer. Je vais aller faire un tour chez les bijoutiers de Casablanca…

− C’est toi qui vas m’apprendre la loi, Bachir ! Tu te moques de moi ? Laisse-moi te rappeler qui t’a sorti de ton bidonville et t’a fait entrer dans la police ? Celui qui t’a monté au ciel peut te redescendre, tu me comprends, alors, maintenant tu vas grimper sur ta mobylette et tu vas rappliquer ici tout de suite. Cette voleuse de H’lima, tu sais ce qu’elle fait en ce moment ? Elle se roule par terre, se cogne la tête contre le zellige, se griffe le visage et s’arrache les cheveux. Elle a trop regardé les films égyptiens, ma parole. Entre toi et moi, elle n’attend qu’une occasion pour s’enfuir. Heureusement qu’Omar, le chauffeur, est là pour garder la porte.

Quand j’ai raccroché, je me suis passé la main sur le visage, j’ai soupiré profondément et me suis adressé à Allah pour qu’il nous protège du chaïtane, que la malédiction de Dieu soit sur lui. J’étais encore assis sur le lit, en pyjama. Ma femme que toute cette conversation avait réveillée, s’est tournée vers moi et m’a dit : « Bachir, vas-y, tu connais cette femme : son mari a beau être colonel dans l’armée, devant elle, il est comme un âne. Elle est capable de le faire intervenir pour te remettre sur le carrefour du boulevard Mohammed V à faire la circulation. »

Elle avait peut-être raison, mais, moi, je connais le colonel, que Dieu emplisse les maisons de gens comme lui ! C’est un homme qui fait le bien, qui se tient dans le droit chemin. À la caserne, à ce qu’il paraît, tout le monde avait peur de lui, mais jamais il n’accusait qui que ce soit à tort. Mon père, que la miséricorde d’Allah soit sur lui, avait travaillé pendant des années comme chaouch chez les Ouazzou. Sur son lit de mort, il m’avait dit, « mon fils, si tu as besoin de quoi que ce soit, va voir le colonel, il ne te laissera pas dans le besoin.» Ainsi, quand je cherchais du travail, je suis allé voir le colonel. Que Dieu le couvre de ses bienfaits, il m’a immédiatement aidé. Mais le colonel, qui était formé pour garder des secrets d’état, ne cachait rien à sa femme.

J’ai quand même pris le temps de faire mes ablutions, ma prière, boire mon café, mettre mon uniforme, ma casquette. De sorte que je ne suis arrivé à la villa d’Anfa que vers six heures du matin. Ma mobylette fatiguée a péniblement escaladé la colline, mais, arrivé en haut, on voyait la mer comme une bande bleue sur laquelle le jour se levait. Les Ouazzou et les gens comme eux admirent cette vue tous les jours de leur terrasse et se croient à Hawaï. Ils peuvent oublier les gens du peuple qui se baladent le long de la corniche, leurs djellabas, leurs foulards et leurs mômes avec la morve qui leur pend du nez. Ils peuvent oublier les chômeurs qui jouent au foot, pieds nus sur la plage au milieu des débris de verre et des seringues usagées. Ils ne voient que ce qu’ils ont envie de voir. Jamais ils ne descendent de leur mirador, jamais ils ne quittent leurs bulles à moteur. Nous, le peuple, au moins, nous profitons de ce que Dieu nous a donné. Ce n’est pas grand-chose, mais nous disons toujours el hamdoulillah.

J’ai donc sonné à la porte. La bonne m’a ouvert. Pas celle qui avait soi-disant volé. Une autre. Une grosse qui pèse au moins cent kilos. Ces gens-là en ont plusieurs. Elle m’a conduit dans la cuisine où tout le monde était assemblé. J’ai dit assalam alaykoum. Personne ne m’a répondu. Madame Ouazzou, les traits tirés et les cheveux pas encore lissés au fer à repasser, m’a désigné la bonne du menton, le regard tellement dédaigneux qu’on aurait dit qu’elle allait vomir. La jeune fille avait peut-être seize ans, Allah sait, elles sont sans âge, mais enfin celle-là en particulier ne semblait pas bien vieille. Elle était assise sur une chaise, repliée sur elle-même, portant un simple seroual blanc transparent. Une veste d’homme était jetée sur son épaule, la tunique qu’elle portait en-dessous était déchirée, on voyait des morceaux de chair blanche comme du lait, un peu du sein gauche. De temps en temps, comme si elle était prise d’un frisson, elle resserrait la veste autour de ses épaules. Ses yeux étaient rougis et gonflés, ses joues lacérées, ses mèches ébouriffées. À côté d’elle, Madame Ouazzou fumait cigarette après cigarette en rejetant la fumée par son nez comme un taureau prêt à charger. Devant l’entrée de la cuisine, l’air accablé, mais soumis, le chauffeur montait la garde.

Je me suis agenouillé à la hauteur de la jeune fille : » Quel nom Allah t’a donné ? »

− H’lima, m’a-t-elle répondu en tremblant.

Petit rêve en arabe dialectal.

− Dis-moi la vérité et tout se passera bien.

Madame Ouazzou a explosé :

− La vérité ? La vérité, c’est que mon mari n’a pas rendu service à la police en te faisant embaucher chez eux ! Est-ce que tu crois sincèrement que cette petite chienne va te dire qu’elle a volé ma ceinture ! Et à supposer que par miracle, elle dise oui : j’ai volé la ceinture de ma patronne, tu crois que je vais permettre que ça se passe bien pour elle ?

− Madame Ouazzou, vous ne voulez pas sortir et me laisser interroger H’lima !

− Je suis chez moi et tu me dis de sortir ! Tu es devenu fou ?

Un garçon est entré dans la cuisine. Je l’ai tout de suite reconnu. C’était Anouar, le fils du colonel. Je ne l’avais pas vu depuis qu’il était petit. Il est devenu presque un homme. Un bel homme même. Brun, les yeux noisette. Il n’a rien pris de sa mère. Il est un peu gras, ceci dit. Remarquez, s’il mange des tajines concoctés par la cuisinière midi et soir, bien sûr qu’il va s’empâter. Il n’y a qu’à voir l’état de la grosse bonne, on voit bien qu’elle ne s’est pas privée de puiser dans l’abondance des Ouazzou. Ce n’est pas comme nous. Nous avons à peine le temps d’avaler un sandwich avec un œuf ou une boîte de sardine à midi, toute la journée à griller au soleil ; l’hiver, on attrape des pneumonies sur la mobylette, même pas les moyens de s’acheter un vêtement chaud, c’est pour ça qu’on n’a que la peau sur les os. Eux, ils sont obligés de payer des abonnements très chers au Paradise, le club de sport huppé sur la corniche, surplombé par le minaret de la mosquée. Quand le muezzin lance l’appel à la prière, sa voix doit rivaliser avec la musique techno qui s’échappe du club.

En découvrant notre petit groupe maussade, agglutiné dans la cuisine, le jeune Anouar, beau, mais un peu gras, a eu l’air surpris. Apparemment, il dormait quand le drame a éclaté. Dans des maisons aussi grandes, on peut faire exploser une bombe sans prendre le risque de réveiller ses occupants. Qu’est-ce qui se passe ? a-t-il demandé. Sa mère l’a mis au courant. Anouar a jeté un regard à la petite bonne. Il avait l’air sincèrement chagriné. C’est un bon garçon dans le fond. Enfin ! Rien à voir avec sa mère. Madame Ouazzou a tout de suite sonné la grosse bonne pour qu’elle prépare le petit-déjeuner à son fils. Le garçon a été expédié dans le confort de son salon marocain avec son ordinateur qu’il trimballait partout en attendant ses tartines au Nutella.

Comme je ne pouvais pas interroger H’lima, alors, j’ai interrogé la maîtresse de maison.