Omar, le chauffeur

Madame Ouazzou l’a tapée, griffée, elle a déchiré ses vêtements, et tout ça sous mes yeux. Je jure, ouallah, j’avais envie d’arracher H’lima des griffes de cette furie, mais je ne vais pas mentir à la face de Dieu : j’ai eu peur. Elle aurait été capable de me virer sur le champ. Qu’est-ce que j’aurais dit à ma femme, hein ? Et à ma fille ? Le colonel a promis de la faire entrer à l’école de tourisme, à Tanger. Je n’allais pas ruiner l’avenir de ma fille pour une petite bonne que je ne reverrais plus jamais, car vous savez comment elles sont, ces gamines. Elles n’ont ni identité, ni adresse, ni livret de famille. Elles s’évanouissent dans la nature et tu ne reçois pas un gramme de reconnaissance pour ta bravoure. Bref, je n’ai rien fait. J’ai regardé le carnage et je me suis tu. Et l’autre, là, Madame Ouazzou, quand elle a fini de passer sa rage sur la petite, sans pudeur et sans honte, elle a téléphoné à Bachir, le policier, au milieu de la nuit et lui a dit que la bonne s’était flagellée et tapé la tête contre le carrelage. Alors que j’étais témoin. Mais bon, qu’est-ce que je suis moi, pour elle ? Omar, le chauffeur, autant dire, rien du tout. Un cafard. Qu’est-ce qu’on s’en fiche de ce que pense un cafard ? Mais je suis sûr que Bachir, le policier, quand il a vu la gamine, il a tout de suite compris que madame Ouazzou mentait. Une fille comme H’lima ne se serait jamais amochée volontairement. C’est une h’roubia, certes, une fille de la campagne, ignorante et analphabète, mais elle est jeune et jolie. Son visage, son corps, c’est tout ce que Dieu lui a donné sur cette terre. Elle le sait et en use. Quand le regard de Bachir, le policier, est tombé sur son sein, H’lima l’a laissé se rincer l’œil avant de refermer sa veste dans un geste de pudeur. Faut pas s’y fier.

Comme madame Ouazzou ne l’a pas laissé faire son travail avec la bonne, Bachir a commencé à l’interroger, elle, sur sa m’damma. Elle lui a alors raconté que c’était un cadeau du colonel, à l’époque où il lui faisait encore des cadeaux, mais elle ne savait pas alors qu’il faisait les mêmes à sa sœur et à sa mère. Elle avait dû leur apprendre à prendre leurs distances à ces envahisseuses. À se trouver une autre manne à fric. Bachir a dû l’interrompre plusieurs fois pour qu’elle lui donne les informations importantes : de combien de plaquettes en or était formée la ceinture ? Étaient-elles carrées, rondes ou rectangulaires ? Étaient-elles ouvragées ? De quelles pierres précieuses étaient ornées les deux plaques de fermeture ? Il voulait savoir la provenance de la ceinture, son poids, la couleur des pierres. La ceinture était-elle signée, ou bien portait-elle une gravure ? C’est un professionnel, Bachir, vraiment, il m’a épaté. Il n’y a qu’en exerçant le métier de policier que les gens du peuple comme nous peuvent se permettre de questionner ceux qui possèdent l’argent. Quand il a fini de prendre des notes sur son carnet d’épicier, il a saisi la bonne par le bras pour l’emmener. La cellule du commissariat était mieux pour elle que la cuisine de Madame Ouazzou. Il l’a entraînée dehors avec délicatesse, ce qui a fait perdre à Madame Ouazzou le peu de raison qui lui restait.

Elle les accompagnés en hurlant jusque dans la rue. Elle aurait voulu voir partir la bonne en menottes, en camisole de force, en muselière, avec des chaînes aux pieds. Bachir a essayé de raisonner Madame Ouazzou. Il lui a promis de ne pas relâcher la fille avant de connaître la vérité. Rien de ce qu’il pouvait dire ne calmait la maîtresse de maison. Pendant ce temps, la petite grelottait à l’arrière de la mobylette, les yeux bouffis. Bachir a fait rugir le moteur, comme pour faire taire la vieille hystérique et signaler son agacement. Il a démarré et j’ai laissé partir Petit Rêve avec la seule veste de costume que je possédais. Mais Dieu me la rendra. La vérité, c’est qu’elle m’a fait de la peine, cette petite.