Selwa

Je ne vais pas jusqu’à dire que j’ai peur de Madame Ouazzou, mais c’est une personne que j’ai toujours voulu garder à distance. Non, le vrai problème, c’est que j’ai une sœur idiote. Elle a beau approcher la quarantaine, avoir étudié et rempli sa tête de connaissances, elle agit souvent sans discernement. Moi qui suis plus jeune qu’elle de trois ans, je passe mon temps à lui dire : « Noufissa, ma sœur, arrête de fréquenter tout et n’importe qui. » Elle ne m’écoute pas. La dernière fois, elle m’a ramené H’lima, cette gamine qui travaillait chez les Ouazzou. Elle a été la chercher jusqu’au commissariat de Aïn Chouk, d’où elle venait d’être libérée. La petite se tenait devant moi, dans la cuisine où j’étais occupée à suivre une recette de Choumicha sur internet. Elle avait les yeux baissés, l’air accablé. De l’autre côté de l’îlot sur lequel grésillait la gazinière, Noufissa lui soulevait le menton :

− T’as vu ce que lui a fait Madame Ouazzou ?

Elle m’a montré ses griffures :

− Elle l’a accusée de lui avoir volé sa ceinture en or. Elle l’a tapée, humiliée, puis elle a appelé la police. Mais comme la gamine n’a rien fait, ni avec ses mains ni avec ses pieds, la police l’a relâchée.

Je suis restée à la regarder :

− Qu’est-ce que tu veux que je lui fasse, moi ?

− Eh bien, elle va rester avec nous! Elle n’a pas où aller, la meskina.

J’ai éteint le feu sous le tajine et entraîné Noufissa dans ma chambre. Je lui ai répété cent fois que nous ne pouvions pas garder la bonne de madame Ouazzou chez nous, que nous ne pouvions pas la cacher dans notre maison, quasiment sous son nez. Nos maisons ne sont pas loin l’une de l’autre ! Je n’ai laissé de côté aucun argument. Sa tête était dure et elle ne voulait rien entendre. Quand quelqu’un a su jouer avec son esprit, elle est comme éblouie. Elle ne verrait même pas dix hommes sur un âne ! Elle a dit : oualou ! Rien à faire. D’ici, elle ne partira pas, la H’lima. Mais elle a oublié que le colonel venait me rendre visite de temps en temps ! La première chose qu’il va voir, c’est que nous avons ouvert la porte de notre maison à la fille qui a volé sa femme ! J’ai dit : « Non, Noufissa, non. Elle va attirer sur nous tous les problèmes de la terre et de l’au-delà. Madame Ouazzou va déchirer les commissures de ses lèvres à force de crier sur tous les toits que les putes du quartier abritent des voleuses ! »

Vous savez que madame Ouazzou a remué ciel et terre pour nous faire renvoyer du quartier, ma sœur et moi. Elle a été voir le kadi, le m’kaddem, les juges, les tribunaux et les commissariats pour obtenir un mandat d’expulsion. Elle nous accuse de prostitution, qualifie notre maison de bordel. Elle a beau s’essouffler à force de vouloir nous nuire, elle n’arrive pas à refroidir son cœur. Je ne sais quelle rage la consume. Pourtant, nous ne lui avons rien fait.

En fait, je crois savoir ce qui la tourmente. Elle me soupçonne de vouloir entraîner son fils dans mes filets. Dès que son fils Anouar sort de sa maison, elle se précipite à la fenêtre pour vérifier qu’il ne vient pas chez nous. Alors, moi, rien que pour remuer le poison qu’elle porte dans son cœur, je me mets devant la porte et je l’appelle. Il vient me parler. Il est gentil comme garçon, le pauvre, il me fait pitié. Vivre avec une mère pareille ! On s’échange des banalités. Je lui dis : ça va ? Il me répond : ça va. Et ta mère, ça va ? ça va. Alors, qu’est-ce que tu fais ? Rien, il me répond, je peux entrer un moment ? Et là, je l’envoie continuer son chemin. En fait, madame Ouazzou n’a rien compris. Ce n’est pas son fils qui m’intéresse, c’est son mari. C’est lui qui vient chez moi à chaque fois qu’elle lui bourdonne dans les oreilles. Lui, je le fais rentrer par la porte de derrière. Il faut faire tout le tour du pâté de maison. Il s’allonge sur la banquette du salon où je reçois mes invités de marque et il me dit : Selwa, la gazelle, la h’biba diali, sers-moi un thé et raconte-moi des histoires qui vont alléger mon âme.

Comment a-t-il pu se retrouver marié avec une telle furie ? Comme dit l’adage, que Dieu nous donne la chance qu’il réserve d’habitude aux vilaines. Ni beauté ni bonté. Elle n’a rien pour se vanter. Elle n’a qu’une langue qui fouette à longueur de journée. Pourquoi, moi, Dieu ne me donnerait pas un mari comme le colonel ? Un homme calme, bon et généreux. Jamais il ne vient me voir les mains vides. À chaque fois il me demande : Dis-moi ce qu’il te manque ? Que désire ton cœur ? Tout ce que tu veux, je te le rapporte, même si je dois le porter sur le bout de mes cils. Comme on dit chez nous, Allah donne à manger des haricots secs à ceux qui n’ont pas de dents. Si un tel homme avait été dans mon destin, je l’aurais gâté et traité comme un prince. Je l’aurais appelé sidi et moulay ! Mais non, le sort a voulu qu’il soit ligoté à cette vipère !

Alors voilà, moi, j’ai droit à quelques heures par semaine avec le colonel. Parfois, il vient à l’improviste, mais quand il prévient de sa visite, je le reçois comme si c’était un jour de fête. Des arômes de citrons confits, d’olives marinées, de safran et de gingembre se répandent dans notre maison et se font sentir jusque chez les voisins. Pour atteindre le cœur d’un homme, il faut passer par son ventre. Que ces hommes me comparent avec leurs épouses et comprennent ce qu’est une vraie femme. Ils préfèrent épouser une Fassia bourgeoise qui ne sait même pas faire cuire un œuf, car ces femmes ont été servies toute leur vie par des bonnes. Elles sont fades, stupides et frigides, mais ce n’est pas grave. C’est la façade qui compte. Leurs maris les utilisent comme trophée et viennent offrir leur vrai cœur à des femmes comme moi.

De toute façon, qui aurait voulu se marier avec moi ou même avec ma sœur ? Nous sommes le genre de femmes qui fait peur aux hommes, moi par ma beauté, ma sœur par son indépendance d’esprit. Nous représentons un mystère pour la société. Nos parents sont décédés et, depuis, nous vivons libres, sans maîtres ni gardiens. Les temps où notre famille baignait dans la richesse et la dignité sont tellement lointains que seul l’ancêtre des fourmis s’en souvient. Alors, pour l’instant, je me contente de nourrir le corps et l’esprit de mes amants par toutes sortes de délices, et au passage, je profite de leurs largesses. Quand le ventre est plein et les sens repus, ils disent à la tête de chanter. Peut-être qu’un jour, cette joie va amener une bague autour de mon doigt. Je dois préciser que mon favori demeure le colonel, car c’est vers lui que mon cœur penche et se ramollit, mais l’espoir qu’un jour il devienne mien m’est encore trop lointain.

Afin de lui faire tourner la tête, je reçois le colonel dans de belles tuniques longues aux couleurs qui subliment mon teint. De l’orange, du rose, du rouge grenat. Je les fais coudre dans de la soie pour qu’elles tombent avec fluidité autour de mes hanches. Les cols sont brodés et parsemés de dorures, les fentes bien placées pour ne laisser deviner que ce qu’il faut. Je me donne beaucoup de mal pour qu’il voie en moi l’envers de son épouse. Une version plus jeune, plus tendre et infiniment plus attirante. Je veux que quand il rentre chez lui, sa femme lui apparaisse revêche et noire comme un trait de khôl qui brûle les yeux.

Tous ces efforts risquent à présent de tomber dans le vide à cause de ma sotte de sœur. Allah nous a créées si différentes, on ne dirait pas qu’on est sorties du même ventre. Moi, j’ai du charme, de la prestance, et elle… Que Dieu me pardonne.

Je lui ai dit plus d’une fois d’arrêter de fréquenter les pauvres, les paysans et les domestiques du genre de H’lima. Bref, les gens qui ne lui servent à rien. Au lieu de penser à elle-même et à son propre intérêt, elle tourne dans les rues et les quartiers populaires et me ramène des enfants pauvres, sales et dégoutants. Elle veut qu’ils étudient au lieu de vendre des chewing-gums aux automobilistes dans les carrefours. Après ses cours au collège, elle rentre à la maison avec ses élèves pour qu’ils révisent sur la table de notre salon. Elle dit que dans leurs douars, il n’y a ni eau ni électricité. Que les égouts coulent dans les allées entres leurs cabanes en tôle ondulée. Mais ça encore, ce n’est rien. Parce que, figurez-vous qu’elle m’a même ramené un anarchiste blessé à la maison, un certain Farouk. Elle l’a soigné, nourri, entretenu et, depuis, il ne décolle pas d’ici. Il se prétend érudit et pour se racheter de sa fainéantise, il lui prête son aide pour éduquer ses petits morveux. Entre vous et moi, je crois même qu’il la baise de temps en temps.

Vous voulez que je vous dise, ma sœur prend notre demeure pour un souk, ça, je le sais depuis longtemps, je m’y suis faite. Pour vous dire à quel point mon cœur est généreux, je surmonte mon dégoût et distribue des petites douceurs à ses élèves mal mouchés. Je vous jure, il y en a qui arborent sur le haut des lèvres des traces de morve mal séchée. Elle est comme ça, Noufissa, elle n’a pas peur de la misère. Il ne lui reste plus qu’à ramasser les mendiants et les handicapés qui traînent à chaque coin de rue.

Comme ma sœur était déterminée à garder H’lima sous notre toit, je l’ai regardée jusqu’à ce que ce que les yeux m’en tombent et je lui ai dit :

− Tu sais que tu n’auras en retour que son ingratitude ?

− Je fais le bien pour la grâce d’Allah.

− Dans ce cas, qu’Il te vienne en aide.

Je n’avais plus qu’à trouver des ruses pour recevoir le colonel sans qu’il voie H’lima, la bonne accusée d’avoir volé la ceinture de sa femme.