Le colonel

Pendant plusieurs semaines, dès que je posais ma tête sur les coussins de la banquette, lalla Fatiha, ma femme, venait m’assourdir avec l’histoire de la bonne qui a volé la ceinture. Premièrement, je ne pouvais pas croire que la bonne ait pu découvrir le code pour ouvrir le cadenas du coffret à bijoux. Il aurait fallu qu’elle connaisse la date de naissance d’Anouar, mon fils. Or, ces gens de la campagne ne connaissent même pas leur propre date de naissance, comment voulez-vous qu’ils sachent celle des autres ? Mais admettons que par quelque ruse, elle ait réussi à mettre la main sur ce fameux code, comment aurait-elle fait pour trouver la facture d’achat ? Elle est analphabète. Mais Fatiha, ma femme, que Dieu lui redonne la raison et la remette sur le droit chemin, ne veut rien entendre. Elle m’a raconté que Bachir, fils d’Abbas, qui est devenu policier, a retrouvé la ceinture chez un bijoutier juif du Mâarif. Elle lui aurait été vendue par un Marocain barbu à lunettes qui parle français. Ma femme est persuadée que cet homme est un immigré qui travaille de mèche avec la bonne et qu’ensemble, ils forment une bande de malfaiteurs. Je ne sais pas comment cette histoire s’est brodée dans sa tête, mais en l’écoutant, je ne pouvais m’empêcher de m’émerveiller devant l’étendue de son imagination.

J’ai décidé de ne pas m’encombrer la tête avec ces paroles vides. À chaque fois que lalla Fatiha revenait à la charge, je lui prêtais une oreille distraite.

Un jour, j’étais assis à l’arrière de la voiture pendant qu’Omar, le chauffeur, me conduisait en ville. J’avais chaud, mais je ne voulais pas ouvrir la fenêtre à cause de la pollution. Les voitures nous dépassaient à droite, à gauche, les mobylettes nous coupaient la route, des ânes surgissaient des nuées de poussière. Il faut dire qu’en ce moment, à Casa, la circulation est rendue difficile à cause de la construction des rails pour le tramway. La ville est parcourue de cicatrices béantes et les véhicules se serrent sur des routes réduites à une seule voie. L’être doit être patient, car il faut espérer que ce tramway va alléger la circulation et inciter les gens à laisser leurs voitures de côté. Ouallah, ça me fait plaisir de voir Casa s’embellir petit à petit. Après le ravalement de la corniche, la construction de gigantesques centres commerciaux, et maintenant le tramway, je me dis que bientôt mon pays ressemblera à l’Europe. Certes, quand je vois les gens qui traversent comme du bétail, sans regarder et sans se soucier de leur vie, je me rends à l’évidence : nous avons encore du chemin. Mais il n’y a rien qui ne soit à la portée d’Allah.

J’ai dit à Omar d’aller doucement. Depuis que la loi punit sévèrement les automobilistes, il y a des passants qui se jettent sous les roues des véhicules exprès pour pouvoir réclamer de l’argent. Mais Omar avait du mal à fixer son attention. Lui qui d’habitude n’arrive pas à se taire, ce jour-là, il était silencieux, pensif ; de temps en temps, il m’envoyait un regard par le rétroviseur. Quelque chose le tracassait. Je lui ai dit :

− Est-ce que tout va bien, Omar ?

− Tout va bien, sidi, el hamdoulillah.

− Ne me cacherais-tu pas quelque chose ?

La, la, sidi, a-t-il dit. Je n’ai rien à cacher.

Je ne le croyais toujours pas. Alors, je lui ai demandé :

− Dis-moi, Omar, te tracasserais-tu au sujet de H’lima, la bonne ?

Dès que je lui ai posé la question, un torrent de paroles a dégringolé de sa bouche :

− Qu’est-ce que je peux vous dire, essi le colonel ? On ne peut plus faire confiance aux gens d’aujourd’hui, partout où vous allez, il n’y a que des voleurs. Lalla Fatiha a raison de se méfier. Elle a employé tous les moyens pour faire sortir la vérité de la bouche de H’lima. Elle l’a tapée, fouettée et elle a déchiré ses vêtements, mais H’lima n’a pas sorti un mot. Elle est restée assise à trembler et à pleurer. Attention, n’interprétez pas mes paroles de travers, je ne suis pas en train de dire que votre épouse a corrigé la petite sans motif, cette dernière l’a probablement mérité, mais jusqu’à présent, Dieu seul sait si elle a vraiment volé. La police n’a trouvé aucune preuve. Si elle a vraiment volé la m’damma, elle répondra de ses actes devant Dieu le jour du Jugement Dernier. Moi, tout ce que je sais, c’est que je l’ai vue partir à l’arrière de la mobylette de Bachir, le policier, avec la seule veste de costume que je possédais. Mais Allah est grand, Il me la rendra.

Voilà comment j’ai appris ce que ma femme avait fait à la bonne. Je l’ai imaginée déchaînant ses démons sur cette pauvre petite et une grande colère s’est emparée de moi. C’est dans ces moments là que je me mets à la haïr. Je hais jusqu’au dernier cheveu qui se dresse sur sa tête. S’il y a une chose que je ne supporte pas, c’est qu’on s’acharne injustement sur les autres. Je ne vais pas vous cacher la vérité. Il y a des moments où mon cerveau me dit d’aller épouser une autre femme. Quel mal y a t’il ? La Chariaa nous donne droit à quatre femmes. Lalla Fatiha resterait dans sa maison, entourée de sa dignité, de son confort, de ses bonnes et de son chauffeur. Aucun bien ne lui manquerait. De toute façon qu’est-ce que cela changerait pour elle ? Nous ne partageons plus le lit depuis longtemps. Elle dit qu’elle est trop vieille et fatiguée. Elle a envie de pouvoir s’étaler et laisser ses humeurs s’échapper d’elle à son aise. Pourtant, elle n’a que cinquante ans. Apparemment, il arrive un temps chez les femmes où elles veulent qu’on les laisse en paix. Je ne ferais que lui ôter un souci en allant prendre épouse ailleurs.

J’avais rendez-vous avec un promoteur immobilier. Depuis que j’ai pris la retraite, je me suis converti dans les affaires. Mais au lieu d’honorer mon engagement, j’ai dit à Omar de rebrousser chemin et de me conduire au commissariat de police.

FIN DE L’EXTRAIT

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