Épisode 1 : Le centre d’appels

La pluie fouettait les vitres du trente-septième étage. Il regarda la lueur tournoyante du Super Shard qui découpait la nuit chargée de lourds nuages. Son front collé contre la paroi dégoulinante, il prit une grande inspiration et se dirigea vers sa station de travail.

Depuis quelques mois, le test de mauvaise humeur était obligatoire. Tous les téléagents s’y soumettaient, sous peine de rupture de leur contrat de travail.

L’objectif du test de mauvaise humeur était de garantir la qualité du service offert aux clients de PermaFrost Bank. Il n’était pas tolérable que les clients PFB aient à souffrir des sautes d’humeur d’employés mal payés.

Chaque matin, Jack s’y soumettait aussi, avec une mauvaise grâce évidente. Ceci ne dérangeait pas le testeur.

Ce dernier n’avait pas de sentiments : c’était une machine.

— Bonjour, Jack

La voix était agréable, presque enjôleuse, une voix de synthèse qui imitait la voix humaine, avec ses scories artificiellement préservées. Jack regrettait les voix métalliques aux transitions syntaxiques gauches, celles des débuts des interactions voix entre humains et machines.

Maintenir une forte distinction entre voix humaines et voix de synthèse lui semblait plus humain.

Ce n’était pas l’avis de ses supérieurs.

— Bonjour, on peut commencer ?

Pas de réponse. Jack sentit le faisceau de lumière bleutée qui se fixait sur son œil. L’appareil mesurait la taille de la pupille, la comparait avec l’historique « pupille » de l’employé, relevait aussitôt la moindre anomalie. Les questions de la machine changeaient en fonction des états nerveux ou psychologiques identifiés chez le testé. Rien n’était laissé au hasard. La machine était presque infaillible.

On ne badinait pas avec l’état de santé mentale des téléagents chez PFB. Si on ne passait pas le test, on rentrait chez soi.

* * *

C’était un matin de décembre, il y a un an. La réceptionniste venait de commencer un contrat temporaire en début de semaine. Si la personne qu’elle remplaçait n’avait pas été au lit avec une grippe carabinée depuis plusieurs jours, elle aurait aussitôt reconnu l’homme au sourire doux et triste que la société avait licencié deux semaines plus tôt. Et elle aurait appelé la sécurité.

Quand elle comprit que le sourire triste dissimulait des intentions plus tragiques, il était trop tard. De son sac de sports, il avait sorti un fusil à pompe dont il avait lui-même raccourci le canon à la scie égoïne, la même scie égoïne qu’il avait utilisée pour découper sa grand-mère et sa mère en dix-sept morceaux abandonnés dans la cave de sa maison. Puis, il avait récupéré son fusil à pompe, il avait passé une heure dans l’atelier à découper le canon, l’astiquer, le bichonner, il l’avait fourré dans le sac de sports et était sorti sous la pluie d’octobre.

La balle à sanglier transperça l’abdomen de la réceptionniste temporaire. Le sang s’écoula de sa bouche ; elle tomba à la renverse. Alertés par la détonation, les téléagents s’étaient levés de leurs sièges. Il tira dix-sept balles, méthodiquement, sans perdre son sourire triste, puis il en logea une dix-huitième dans sa bouche. Le dernier souvenir de cette existence, ce fut ce curieux contraste entre l’acier brûlant contre ses dents et le froid de la gâchette sur son index.

Une semaine plus tard, la direction de la Sécurité de PFB initiait le programme quotidien de détection de santé mentale de ses employés.

* * *

— Jack, vous rentrez chez vous un lundi matin, un peu trop tôt, et vous trouvez Susan au lit avec un autre homme…

Toutes les données personnelles étaient inscrites dans son dossier, uniquement accessible à partir de la base Ressources Humaines. Afin de rendre le test de mauvaise humeur plus fiable, le logiciel allait très loin dans la personnalisation des questions, des éléments, et variait même l’intonation en fonction du sujet.

— Il se lève. Il est nu, il vous dit de quitter la pièce. Du fond du lit, Susan sourit et ne dit rien. Vous vous sentez humilié. Que faites-vous ?

— J’appelle la police.

— Tout de suite, devant eux ?

— Je quitte la pièce, et j’appelle la police, je signale un intrus dans la chambre de ma femme, je le soupçonne de l’avoir violentée, et je précise qu’il est armé et peut-être dangereux.

— Vous ne protestez pas ?

— Ah, j’oublie, je sors de la maison, puis je me gare au coin de la rue. Avec un peu de chance, les flics tireront les premiers et je serai débarrassé d’eux.

Le faisceau azuré disparut comme par enchantement. La station de travail se déverrouilla avec un bruit de cadenas.

Cette scène lui rappela un film d’anticipation qu’il était probablement le seul à avoir vu.

La réalité finit toujours par ressembler à la fiction, se dit Jack en paraphrasant Oscar Wilde, lequel n’avait jamais vu de film de science-fiction.

Jack se demandait souvent : qu’aurait dit Oscar Wilde à notre époque ? Il aurait sûrement apprécié que l’on ne jette plus les homosexuels en prison, mais à part ça ?

Jack adorait Oscar Wilde. Surtout ses pièces, mais encore davantage son faux essai sur Shakespeare, The portrait of Mr W.H. Un des grands moments de la littérature. Une euphorie semblable à celle de l’oiseau qui regarde les humains du centre d’appels tandis que la brise ballotte la branche sur laquelle il se tient coi. À quoi aurait ressemblé un roman de science-fiction écrit par Oscar Wilde ?

Dix heures du soir, les oiseaux se tenaient cois sur les branches ballottées par la brise. Jack jeta un œil sur l’immense plateau, croisa quelques regards, vit beaucoup de têtes s’agiter. Son attention se porta sur les dix-sept caméras qui surveillaient les agissements des cent cinquante téléagents. Il se concentra sur la musique douce puis oublia tout.

La nuit pouvait commencer.

* * *

Jack était connecté sur la conversation en temps réel. Il sentit que quelque chose ne tournait pas rond.

L’agent était visiblement de mauvaise humeur, trop agressif, distrait.

Le rôle de Jack consistait à vérifier que tout se passe bien sur le plateau. Il exerçait une fonction de contrôle, de vérification des procédures, des comportements, et des objectifs commerciaux dont il portait quotidiennement, mensuellement, trimestriellement, toute la responsabilité.

Jack connaissait si bien son travail qu’il avait tout le loisir de réfléchir. C’était un luxe que peu de ses contemporains connaissaient.

Comme le disait souvent Jack, si la baisse tendancielle des salaires fixes nets était principalement le fait de l’inflation, la chute des montants des bonus variables était la véritable cause de l’appauvrissement de la classe moyenne. On trouvait Jack parfois difficile à suivre lorsqu’il lançait ce genre de réflexions au milieu d’une conversation. D’ailleurs, Jack n’avait pas beaucoup d’amis.

L’agent était jeune, excité, émotif. Jack l’avait à l’œil depuis longtemps.

En tant que manager direct du téléagent, Jack avait accès à l’historique des tests de mauvaise humeur. Il tapa le nom de l’agent, son numéro d’employé, rentra ses codes superviseur, et fut surpris de se voir refuser l’accès. Pas moyen de savoir comment l’agent avait déverrouillé sa station ce matin.

Cette nuit-là, Jack était distrait. Quelque chose ne tournait pas rond, se disait-il depuis une semaine, quand il se surprenait à avoir des conversations à haute voix avec lui-même.

C’étaient des petites choses. Des petites choses bizarres : mots de passe qui bloquaient la première fois, fichiers qu’il était sûr d’avoir créés et qu’il ne retrouvait plus, messages électroniques qui disparaissaient mystérieusement. Jack avait des difficultés à se concentrer cette nuit-là.

Il interrompit ses pensées à ce stade. Deux mots-clés venaient de flasher sur son écran l’un à la suite de l’autre. L’agent s’engageait sur un terrain transactionnel. Il se brancha sur la conversation :

— Est-ce que je peux confirmer votre transfert, Madame Walker ?

— Je ne suis pas sûre, à vrai dire…

— Vous dîtes, Madame Walker ?

— Je ne suis pas sûre que je devrais… Je voudrais en parler à mon fils…

— Madame, je suis sûr que votre fils vous dirait de procéder à cette transaction. Alors, vous m’autorisez à débiter votre carte d’un montant de £2,000, n’est-ce pas, Madame Walker ? 

Il se souvint. Il y avait cette circulaire d’Halloween qu’il avait dû communiquer à l’ensemble des téléagents dont il avait la charge.

Un centre d’appels est un environnement humain à haute énergie éclairé par des néons à basse tension.

Pour tous les groupes humains surstressés, il est essentiel de créer des moments ludiques, festifs, où le groupe puisse s’épancher dans un élan de joie soulagée, comme les rats dont on vient d’ouvrir la cage et qui se précipitent par centaines dans les tuyaux des canalisations.

Depuis quelques années, Halloween, d’abord une fête américaine importée, avait supplanté Noël en popularité. N’ayant pas la connotation religieuse de Noël, Halloween remplissait son rôle de catalyseur des communautés. Noël était un problème pour les sociétés post-chrétiennes et pour les multitudes de familles recomposées qui ne savaient plus où aller. Transgressive, fête de voisinage, Halloween avait atteint une dimension sacrée à l’époque des faits.

Jack sut pourquoi il songeait maintenant à Halloween.

Ce n’était pas parce que la circulaire récente interdisait à peu près tout : les masques, les cris, les faux, les fourches, « et toutes les armes factices », les déguisements « à connotation sexuelle »…

Non, ce n’était pas la raison.

C’était un matin d’Halloween que tout avait commencé pour Jack.

C’était ce matin-là, se dit-il huit semaines plus tard, quelques minutes avant de périr dans des circonstances étranges, que la réalité lui était apparue, sombre, inévitable.

* * *

Jack éprouvait souvent le besoin de parler. Parfois, il se lançait dans des monologues qui n’en finissaient pas.

Parler peut sembler assez normal dans un centre d’appels. Plus vraiment.

Les conversations consistaient surtout en des échanges écrits, de la messagerie instantanée, du chat.

Parfois, c’étaient des humains qui vous répondaient, quatre conversations chat en simultané. Ou des robots, des machines à la voix enjôleuse, mais avec lesquelles on ne pouvait pas faire l’amour.

PermaFrost avait décidé de conserver les humains. PFB considère que la voix humaine garde certains avantages indéniables dans l’acte de vente.

Jack n’aime pas le chat.

* * *

L’histoire des moyens de communication humains est l’histoire de la perte d’identité par le renoncement à toute forme d’intimité.

Au départ, l’explosion de la téléphonie mobile fut vue comme un moyen de se parler, de reconstruire ces ponts abolis par les demandes incessantes de la vie moderne.

Mais tout ceci était une illusion. Contrairement à ce que l’on pouvait anticiper avec le développement de la visiophonie, les moyens écrits l’avaient finalement emporté sur l’interaction voix : SMS, IM, emails, chat, plateformes de communication one to many facilitées par les réseaux sociaux… Le nombre des communications explosa littéralement. Mais la hiérarchie relationnelle devint féroce.

Il y avait :

– ceux avec qui l’on communiquait directement, mais à qui on ne parlait pas ;

– ceux à qui l’on ne répondait pas tout de suite (communication asynchrone) ;

– ceux à qui on écrivait en temps réel (communication synchrone) ;

– ceux avec qui on communiquait dans le cadre de groupes (communication synchrone ou asynchrone one to many) ;

– et enfin ceux avec qui l’on échangeait sur mode de communication voix synchrone (conversation téléphonique) : ces derniers se comptaient sur les doigts d’une main.

Dès qu’il le pouvait, Jack se connectait sur une conversation voix.

Il écoutait le timbre de la voix, le ton, le choix des mots, les phrases maladroites, les régionalismes, les idiotismes.

Jack était de l’opinion qu’il existe un nombre fini de phrases que l’on échange avec ces parfaits inconnus qui autrefois étaient vos proches. Au bout d’un certain nombre d’années, quand le souvenir des expériences communes s’amenuise, on ne fait plus que répéter, à des fréquences variables, les mêmes choses.

Tout ceci était différent dans le monde des centres d’appel.

Jack pensait que les centres d’appel étaient l’ultime rempart à la dématérialisation des rapports humains, à l’érosion des tensions émotionnelles qui nous liaient autrefois à ceux que nous étions censés honorer d’un statut privilégié.

La disparition progressive de la sphère privée nous conditionne à des relations dénuées de toute spontanéité, de vraie intimité, en bref d’humanité. Jack ne croyait pas que la technologie soit responsable.

Face à l’effacement inéluctable de toute relation, le centre d’appels avait inventé l’éternelle jeunesse de la relation humaine.

* * *

L’employeur de Jack, c’est PermaFrost Bank, une banque en ligne islandaise.

Siège social dans la ville mystérieuse de Reykjavik. Aucune succursale physique, des serveurs, des bases de données, des diallers automatiques, des centres d’appel.

PermaFrost Bank offre toute une gamme de services financiers :

– prêts liquides au jour (same day cash)

– crédits hypothécaires (mortgage)

– réhypothèques (remortgage)

– crédit revolving

– prêts court et moyen terme...

PFB est une entreprise en bonne santé. Sa valorisation n’a cessé d’augmenter depuis trois ans. Son taux de croissance reste supérieur à la moyenne. Son P/E ratio est au-dessus de la moyenne du secteur bancaire. La loi Islandaise permet de dé-corréler les réserves obligatoires et les montants prêtés. Les analystes financiers aiment la loi islandaise et le modèle de PFB. Toutes les visites et les entretiens se font au siège.

Dès l’arrivée dans le centre-ville de Reykjavik, l’analyste financier se sent pénétré d’un sentiment de bien-être qui ne le quittera plus au cours des multiples séances de spa, des promenades en tout terrain dans des parcs à geysers, ou des séances de projection de chiffres. Depuis deux ans, PFB est la coqueluche des marchés. Ses décisions stratégiques ont pris un tel poids sur l’évolution de l’industrie que PFB a délocalisé certaines de ses fonctions à New York alors que le conseil de surveillance de Reykjavik s’est ouvert à des non-Islandais et a fait des efforts de concertation avec ses filiales opérationnelles. Les profits sur chiffre d’affaires n’ont pas manqué l’objectif de vingt pour cent depuis trois ans.

Dans la dernière édition de « Fortune », PFB « a fait » la liste des cent meilleures entreprises où travailler.

* * *

(accent indien) Madame Walker, je me permets de vous rappeler. Oui, c’est John Smith à l’appareil, Madame Walker. Vous me reconnaissez ? Je comprends parfaitement que vous souhaitiez parler à votre fils, mais sachez que le taux risque de monter à tout moment.

— Ah ? À tout… ?

— Oui, c’est un taux en temps réel, Madame Walker. Il monte, il baisse, on ne sait jamais… Si vous attendez trop, vous risquez de rater cette opportunité. Je ne crois pas que votre fils serait content, Madame Walker ?

— Je ne sais pas quoi dire… J’ai peur de…

— Il ne faut pas avoir peur, Madame Walker… Heureusement, je suis là pour vous conseiller. C’est mon métier, vous savez, conseiller… »

C’était le centre de Bangalore.

Lorsque la demande voix se faisait trop importante sur le centre de Hammersmith, le décrochage était automatique sur Bangalore ou sur Manille. Ce jour-là, en raison d’un typhon, Manille était en sous-effectif, et la plupart des communications voix étaient dispatchées sur Bangalore.

Bangalore avait un avantage sur Manille : il n’y avait pas de typhons. Parfois, des émeutes perturbaient la circulation déjà impossible, et alors les appels de Bangalore étaient redirigés sur Manille, où il n’y avait pas d’émeutes, mais beaucoup de typhons.

Bangalore était souvent une source de problèmes. Moins que Pune ou Delhi. Les téléagents indiens ne respectaient rien, n’écoutaient rien. Il y a quelques années, des sociétés sérieuses comme PermaFrost avaient fermé leurs centres d’appels d’Inde du Nord, n’avaient gardé que ceux d’Inde du Sud, où la culture locale est moins agressive.

On reprochait souvent à Jack de laisser cours à trop de conversations voix. La voix coûtait plus cher, durait plus longtemps, et rapportait moins. Depuis trois ans, tous les rapports annuels de PFB insistaient sur le besoin de diminuer l’importance de la voix dans les charges et la génération de chiffre d’affaires.

Au cours de ses évaluations de fin d’année, Jack se voyait attribuer des objectifs d’utilisation du chat plus ambitieux.

Ses employeurs étaient les premiers à avoir imaginé un monde de relations client fondées sur l’ubiquité du chat.

Du chat partout, en temps réel, sur toutes les plateformes Internet, PC, téléphone, et autres supports connectés à la toile mondiale.

PermaFrost Bank avait un plan stratégique à cinq ans, une vision 100 % chat.

L’élimination de la voix dans les centres d’appel de PermaFrost conduisait à la croissance de son cours de Bourse.

De plus en plus, les actionnaires de PFB voyaient les bavardages de Jack comme un obstacle à l’appréciation de leur capital.

* * *

Extrait de l’intranet de PFB ; EKB, article C — 359 :

Le chat est supérieur à la voix dans à peu près tous les domaines.

Un chat est « scalable ». Le chatteur peut avoir de nombreuses conversations simultanées.

Le chatteur génère un chiffre d’affaires horaire cinquante pour cent supérieur à l’agent voix.

Le chat est moins impliquant. Il est plus difficile, voire impossible pour le demandeur de crédit de créer un lien émotionnel avec l’employé PFB sur la base d’une simple interaction chat.

Le chat est plus analytique. Le choix des mots, l’orthographe, la structure grammaticale, utilisés par le demandeur de crédit sont plus faciles à croiser avec des bases de données sémantiques.

Le chat permet de préqualifier les prospects.

Le chat est beaucoup plus rapide : treize minutes contre vingt-quatre minutes en moyenne pour une interaction voix.

Le chat permet d’anticiper les évolutions de marché : une analyse sémantique régulière des mots employés par les prospects et recatégorisés par lignes de produits donne des informations essentielles sur l’évolution de la demande et l’offre de la concurrence. 

La part d’utilisation du chat par rapport à la voix fait maintenant partie des objectifs de chaque employé et aura un impact direct sur sa rémunération variable ainsi que sur ses points d’avancement. »

Ces arguments, Jack les a lus, relus et répétés lors de ses examens de mise à niveau trimestriels. Il s’en moque. Jack aime la voix.

Jack croit qu’il aime l’humain.

— Bon, je crois… je crois que oui…

— Oui quoi, Madame Walker ?

— Oui, vous pouvez me débiter.

— Madame Walker, vous en êtes certaine ? Vous ne voulez pas en parler à votre fils ?

— Non, ce n’est pas la peine… Vous m’avez dit que le taux peut changer à tout moment, et je crois que c’est un bon taux…

— Madame Walker, quelle bonne nouvelle ! Je vous assure que c’est un bon taux. Voilà ce qui va se passer maintenant : je vais vous transférer à quelqu’un, c’est un vérificateur. Il vérifie que j’ai bien fait mon travail, Madame Walker.

* * *

C’était le petit matin. Plutôt que de rentrer directement chez lui, Jack avait erré dans les rues feuillues d’Ealing, attendant avec impatience que le soleil se lève et l’infuse d’une langueur dynamisante. Quelque chose que le café n’arrivait plus que rarement à lui procurer, puisque Jack se couchait quand les autres se levaient.

À deux pas du nouveau développement où il habitait, Jack décida d’utiliser sa carte de membre, celle qui lui donnait accès aux clubs de gym, aux cafés et aux rares bibliothèques virtuelles et centres e-éducatifs de son quartier.

Cinq minutes plus tard, le postérieur ovale de la jeune femme s’étirait sur une ligne continue. Cette partie de son corps, tapissée de lycra jaune et rouge cerise, lui rappelait la touche « % » de son clavier tactile (Jack n’utilisait pas facilement les claviers holographiques dernière génération). Tout était histoire de chiffres. Le sentiment et le désir sexuel s’enfermaient dans une logique de mesure, d’évaluation objective, dont l’inévitable conséquence, sous couvert de nivellement des chances et des besoins, était la normalisation des sentiments, des passions et des coïts.

Heureusement, il lui restait le sexe. Le coït anonyme gardait des relents de spontanéité qui faisaient oublier les crèmes capiteuses dont les femmes et hommes de son époque se couvraient le corps.

Son équipement était ridicule. Cela lui parut évident au bout de cinq minutes. L’œil rivé sur l’écran de télévision incrusté dans la glace frontale qui lui renvoyait son image et les nouvelles du monde entier, il inspectait dans les moindres détails les accoutrements et les faciès de ses contemporains.

Au bout d’une demi-heure à courir sur le tapis roulant, il en eut assez de suivre le fil de son progrès physique. Il était finalement en assez bonne forme. Pas de kilos en trop, une bonne résistance à l’effort. C’était le regard des autres, et surtout celui de sa femme, qui expliquait les rares pannes qu’il avait ressenties au cours d’ébats conjugaux, comme une douleur, dans le noir et les chuchotements gênés.

La transpiration brillait sur le visage allongé comme des paillettes la nuit. La jeune femme l’avait regardé à plusieurs reprises. Il arborait alors son air obstiné, dur et un peu perplexe. C’était une mince petite chose, un peu sauvage (ses traits métis et mystérieux justifiaient le choix de l’adjectif suranné à une époque de sentiments domestiqués). Elle était dotée d’une délicieuse cambrure, comme un bambou en pot qui tremble avec la brise.

Le regard s’était transformé en échange de regards, de sourires, prémisse d’une complicité physique. Il y avait déjà longtemps qu’il n’y avait plus d’endroit où disparaître. Pour Jack, rien n’existait plus si ce n’était le mystère du corps de l’autre. C’était là qu’il voulait se réfugier.

La complicité physique l’avait conduit jusque dans les douches pour femmes. Il l’avait retrouvée, ce matin même où tout avait commencé. Tout de suite la vapeur lui avait dilaté les pores de la peau, attisé le désir. Les mains moites, il avait tourné la poignée du vestiaire individuel, et il l’avait découverte, son corps découpé dans le clair-obscur, aussi belle et désirable que sa combinaison collante le laissait deviner.

FIN DE L’EXTRAIT

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