Prologue de l’auteur

Aux lecteurs bénévoles.

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G

ens de bien, Dieu vous sauve et vous garde. Où êtes-vous ? Je ne peux pas vous voir. Attendez que je chausse mes lunettes.

Ah, ah ! Bien et beau s’en va Carême ![Note_18] Je vous vois. Et donc ! Vous avez eu de bonnes vendanges, à ce que l’on m’a dit ! Je n’en serais nullement fâché. Vous avez trouvé un remède éternel contre toute soif ? C’est procéder vertueusement. Vous, vos femmes, vos enfants, vos parents, et vos familles avez la santé désirée. Cela va bien, cela est bon, cela me plaît. Dieu, le bon Dieu, en soit éternellement loué, et (si telle est sa sainte volonté), soyez maintenus longuement en bonne santé.

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Quant à moi, par sa sainte bienveillance, je suis là, et me recommande à vous. Je suis, moyennant un peu de Pantagruélisme, (comprenez que c’est une certaine gaieté d’esprit tenant en mépris les choses fortuites) sain et dispos, prêt à boire, si vous voulez bien. Me demandez-vous pourquoi, gens de bien ? Ma réponse est irréfutable. Tel est la volonté du très bon, très grand Dieu, auquel j’obéis, auquel j’obtempère, duquel je révère la sacro-sainte parole de bonnes nouvelles, c’est l’Évangile, dans lequel il est dit (Luc. 4) avec un horrible sarcasme et une sanglante dérision au médecin négligent de sa propre santé : « Médecin, ô, guéris-toi toi-même. »

Claude Galien se maintenait en bonne santé, non pas pour suivre cette phrase de l’évangile, quoi qu’il eut quelque révérence pour la sainte Bible et qu’il eut connu et fréquenté les saints chrétiens de son temps, comme il apparaît dans 2 de usu partium, liv. 2, dans de differentiis pulsuum, liv. 2, chap. 3 et suivants et liv. 3, chap. 2, et dans de rerum affectibus (s’il est de Galien), mais par crainte de mériter cette moquerie vulgaire et satirique :

Il est médecin des autres en effet,
Toutefois, d’ulcères il est tout infect.

Si bien qu’avec une grande bravoure, il se vante qu’il n’aurait pas voulu être estimé médecin si depuis sa vingt huitième année jusqu’à sa grande vieillesse il n’avait pas vécu en une complète bonne santé, excepté quelques fièvres éphémères[Note_19], bien que de son naturel il ne fut pas des plus sains, et eut l’estomac de mauvaise complexion. Car (dit-il dans le livre 5. de sanit. tuenda), on croira difficilement que le médecin ait soin de la santé d’autrui, s’il est négligent de sa propre santé.

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Encore plus bravement, le médecin Asclépiade[Note_20] se vantait d’avoir convenu par pacte avec le destin qu’il ne serait pas un médecin réputé, s’il avait été malade depuis qu’il commença à pratiquer son art, jusqu’à sa dernière vieillesse. Il parvint à la vieillesse, entier et vigoureux de tous ses membres, en triomphant du destin. Finalement, sans aucune maladie précédente, il passa de la vie à la mort en tombant par mégarde du haut d’un escalier mal assemblé et pourri.

Si par quelque désastre, la santé de vos seigneuries s’est égarée quelque part : dessus dessous, devant, derrière, à droite, à gauche, dedans, dehors, qu’elle soit loin ou près de vos territoires, la puissiez-vous rencontrer immédiatement avec l’aide du bienveillant Sauveur. Si vous avez la chance de la rencontrer, sur l’instant, que vous la saisissiez, que vous la revendiquiez, que vous la repreniez en possession. Les lois vous le permettent, le Roi l’admet, je vous le conseille. Ni plus, ni moins que les législateurs antiques autorisaient le seigneur à revendiquer son serf fugitif, partout où on le trouverait. Par le bon Dieu, et les bons hommes ! n’est-il pas écrit et pratiqué par les anciennes coutumes de ce si noble, si antique, si beau, si florissant, si riche royaume de France, que le mort saisit le vif[Note_21] ? Voyez ce qu’en a récemment exposé le bon, le docte, le sage, le si humain, si débonnaire et équitable André Tiraqueau[Note_22], conseiller du grand, victorieux, et triomphant roi Henry II, dans sa cour du parlement de Paris si redoutée. La santé est notre vie, comme le déclare très bien Ariphron de Sicyone[Note_23]. Sans la santé, la vie n’est pas une vie, la vie n’est pas vivable. Sans la santé, la vie n’est que langueur, la vie n’est que le simulacre de la mort. Ainsi, si vous êtes privés de la santé, (c’est-à-dire morts,) saisissez-vous du vif, saisissez-vous de la vie, (c’est la santé).

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J’ai cet espoir que Dieu entendra nos prières, vu la foi ferme avec laquelle nous les faisons : et qu’il accomplira notre souhait, attendu qu’il est médiocre. Les sages anciens ont dit que la médiocrité était d’or, c’est à dire précieuse, de tous louée, en tout endroit, agréable. Parcourez la sainte Bible : vous trouverez que pour ceux qui ont requis la médiocrité, les prières n’ont jamais été éconduites. Exemple : le petit Zachée[Note_24], dont les Mussophis[Note_25] de S. Ayl près Orléans se vantent d’avoir le corps et les reliques, et le nomment saint Sylvain. Il souhaitait, rien de plus, que de voir notre bienveillant Sauveur près de Jérusalem. C’était une chose médiocre et possible à chacun. Mais Zachée était trop petit, et au milieu du peuple, il ne pouvait pas le voir. Il trépigne, il trottine, il s’y efforce, il s’écarte, il monte sur un sycomore. Le très bon Dieu reconnut son sincère et médiocre souhait. Il se présenta à sa vue, et fut non seulement vu de lui, mais aussi il en fut entendu, il visita sa maison et béni sa famille.

À un fils de prophète en Israël, fendant du bois près du fleuve Jourdain, le fer de sa cognée échappa (comme il est écrit dans livre 4. Rois 6.) et tomba dans le fleuve. Il pria Dieu de bien vouloir la lui rendre. C’était une chose médiocre. Et dans sa foi sincère et sa confiance, il jeta, non pas la cognée après le manche, comme par un scandaleux solécisme[Note_26] que chantent les diables censorins[Note_27] : mais le manche après la cognée, comme on dit bien à propos. Soudain apparurent deux miracles. Le fer remonta du fond de l’eau, et il s’adapta au manche. S’il avait souhaité monter aux cieux dans un chariot flamboyant, comme Élie, multiplier sa descendance comme Abraham, être aussi riche que Job, aussi fort que Samson, aussi beau qu’Absalon, l’aurait-il obtenu ? C’est une question.

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À propos de souhaits médiocres en matière de cognée (voyez quand il sera temps de boire) je vous raconterai ce qui est écrit dans les fables du sage Ésope le Français[Note_28] : je veux dire Phrygien et Troyen, comme l’affirme Maxime Planude[Note_29], dont, selon les plus véridiques chroniqueurs, sont descendus les nobles Français. Èlian écrit qu’il fut Thracien ; Agathias après Hérodote, qu’il était Samien. Cela m’est égal.

De son temps, il y avait un pauvre homme, villageois natif de Gravot[Note_30], nommé Couillatris, abatteur et fendeur de bois, et dans ce bas état, gagnant cahin-caha sa pauvre vie. Il arriva qu’il perdît sa cognée. Qui fut bien fâché et marri, ce fut lui. Car de sa cognée dépendait son bien et sa vie ; grâce à sa cognée, il vivait en honneur et réputation parmi tous les riches bûcherons ; sans cognée, il mourrait de faim. La mort, six jours après, le rencontrant sans sa cognée, l’eût fauché avec sa faux et l’eut arraché à ce monde.

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Dans cet embarras, il commença à crier, prier, implorer, invoquer Jupiter par des oraisons très éloquentes (car vous savez que la nécessité fut l’inventrice de l’éloquence), levant la face vers les cieux, les genoux en terre, la tête nue, les bras hauts en l’air, les doigts des mains écartés, répétant sans cesse le refrain de ses prières à haute voix infatigablement.

Ma cognée, Jupiter, ma cognée. Rien de plus, ô, Jupiter, que ma cognée, ou des deniers pour en acheter une autre. Hélas, ma pauvre cognée.

Jupiter tenait conseil sur certaines affaires urgentes, et alors la vieille Cybèle s’exprimait, ou bien le jeune et clair Phébus, si vous voulez. Mais si grande fut l’exclamation de Couillatris, qu’elle fut entendue en grand effroi en plein conseil et consistoire des Dieux.

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— Quel diable, demanda Jupiter[Note_31], est là-bas, qui hurle si horriblement ? Vertu du Styx, n’avons-nous pas déjà été, ne sommes-nous pas actuellement assez occupés ici à décider de tant d’affaires et controverses d’importance. Nous avons vidé le débat de Presthan, roi des Perses, et du Sultan Soliman[Note_32], empereur de Constantinople. Nous avons clos le passage entre les Tartares et les Moscovites[Note_33]. Nous avons répondu à la requête du Chérif[Note_34]. Nous avons aussi répondu à la dévotion de Guolgotz Rays[Note_35]. L’état de Parme est expédié : aussi celui de Magdebourg, de la Mirandole, et d’Afrique[Note_36]. Ainsi nomment les mortels, ce que sur la mer méditerranée nous appelions Aphrodisium. Tripoli[Note_37] a changé de maître, par mégarde. Son temps était venu. Ici, les Gascons sont repentants, et demandent le rétablissement de leurs cloches[Note_38]. Dans ce coin sont les Saxons, Estrelins[Note_39], Ostrogoths, et Allemands, peuples jadis invincibles, maintenant déchus, et conquis par un petit homme tout estropié[Note_40]. Ils nous demandent vengeance, secours, restitution de leur premier bon sens, et de leur liberté antique. Mais que ferons-nous de ce Ramus et de ce Galland[Note_41], qui caparaçonnés de leurs marmitons, suppôts, et garants brouillent toute cette Académie de Paris ? J’en suis en grande perplexité. Et je n’ai pas encore résolu de quel côté je dois incliner. Tous deux me semblent autrement de bons compagnons, et bien couillus. L’un a des écus au soleil qui sont beaux et trébuchants ; l’autre voudrait bien en avoir. L’un a quelque savoir, l’autre n’est pas ignorant. L’un aime les gens de bien, l’autre est aimé des gens de bien. L’un est un fin et chaud renard, l’autre médit, écrit en mal et aboie contre les philosophes et les orateurs antiques comme un chien. Qu’en penses-tu, grand vit d’âne Priape[Note_42] ? J’ai maintes fois trouvé ton conseil et ton avis équitables et pertinents.

… et habet tua mentula mentem[Note_43].

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— Roi Jupiter, répondit Priape, dégrafant son capuchon, la tête levée, rouge, flamboyante, et assurée, puisque vous comparez l’un à un chien aboyant, l’autre à un malicieux renard, je suis d’avis, que sans plus vous fâcher ni altérer, vous fassiez d’eux ce que jadis vous fîtes d’un chien et d’un renard.

— Quoi ? demanda Jupiter. Quand ? Qui étaient-ils ? Où était-ce ?

— Ô la belle mémoire, répondit Priape. Ce vénérable père Bacchus, que vous voyez ici avec la face cramoisie, avait pour se venger des Thébains un renard magique, de telle sorte que, quelque mal et dommage qu’il fit, par aucune bête au monde, il ne serait pris ni offensé.

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Ce noble Vulcain avait fait un chien en airain monésien[Note_44], et à force de souffler l’avait rendu vivant et animé. Il vous le donna ; vous le donnâtes à Europe[Note_45], votre mignonne. Elle le donna à Minos, Minos à Procris, Procris enfin le donna à Céphale[Note_46]. Il était lui aussi magique, si bien que, à l’exemple des avocats de maintenant, il attrapait toute bête rencontrée, rien ne lui échappait. Il arriva que le renard et le chien se rencontrassent. Que firent-ils ? Le chien par son destin fatal devait prendre le renard : le renard par son destin ne devait pas être pris. Le cas fut rapporté à votre conseil. Vous avez protesté ne pas vouloir contrevenir aux destins. Les destins étaient contradictoires. La vérité, la fin, l’effet de deux contradictions ensemble fut déclaré impossible dans la nature. Vous en avez sué à grand-peine. De votre sueur tombant à terre, naquirent les choux pommés. Tout ce noble consistoire, faute de résolution catégorique, ressentit une soif mirifique, et il fut en ce conseil bu plus de soixante-dix-huit fûts de nectar. Sur mon avis, vous les avez convertis en pierres. Soudain, vous fûtes hors de toute perplexité ; soudain, on cria trêve de soif dans tout ce grand Olympe. Ce fut l’année des couilles molles, près de Teumesse[Note_47], entre Thèbes et Chalcide.

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À cet exemple, je suis d’avis que vous pétrifiez ce chien et ce renard. La façon de les métamorphoser n’est pas inconnue. Tous deux portent le prénom de Pierre. Et parce que, selon le proverbe des Limousins, pour faire la gueule d’un four, trois pierres sont nécessaires, on les associera à maître Pierre du Coignet[Note_48], pétrifié par vous jadis pour les mêmes causes. Et ces trois pierres mortes seront disposés en triangle équilatéral dans le grand temple de Paris, ou au milieu du parvis, afin d’éteindre avec le nez, comme au jeu de fouquet[Note_49], les chandelles, torches, cierges, bougies, et flambeaux allumés sur ces pierres qui vivantes allumaient stupidement le feu des factions, partis, sectes de couillons et créaient des querelles entre les étudiants oisifs. De mémoire éternelle, que ces petits amours-propres de couillons soient méprisés par vous plutôt que condamnées. J’ai dit.

— Vous les favorisez, dit Jupiter, à ce que je vois, mon beau monsieur Priape. Vous n’êtes pas aussi favorable à tous. Car vu qu’ils espéraient tellement perpétuer leur nom et leur mémoire, ce serait bien le mieux pour eux d’être ainsi, après leur vie, convertis en pierres dures et en marbres, plutôt que de retourner en terre et en pourriture.

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Là-bas, vers la mer Tyrrhénienne et les lieux proches de l’Apennin, voyez-vous quelles tragédies sont excitées par certains Pastophores[Note_50]. Cette furie durera son temps, comme les fours des Limousins[Note_51] : puis finira : mais pas de sitôt. Nous y aurons beaucoup d’occupation. J’y vois un inconvénient. C’est que nous n’avons qu’une petite munition de foudres, depuis le temps que vous autres les dieux, avec mon accord particulier, en jetez sans compter, pour vos ébats, sur Antioche la Neuve. Comme depuis, à votre exemple, les élégants champions, qui entreprirent de garder la forteresse de Dindenaroys contre tous ceux qui venaient, consommèrent leurs munitions à force de tirer sur les moineaux. Puis ils n’eurent plus de quoi se défendre lorsque ce fut nécessaire ; et vaillamment, ils cédèrent la place, et se rendirent à l’ennemi, qui déjà levait le siège, le trouvant forcené et désespéré, et qui n’avait pas de pensée plus urgente que la retraite accompagnée d’une courte honte[Note_52]. Mettez-y bon ordre, mon fils Vulcain ; éveillez vos Cyclopes endormis : Astéropès, Brontès, Argès, Polyphème, Stéropès, Pyracmon[Note_53] ; mettez-les à l’ouvrage et faites-les boire d’autant. Pour les gens qui vont au feu, il ne faut pas épargner le vin. Aussi, débarrassons-nous de ce braillard là-bas. Mercure, voyez qui c’est ? et sachez ce qu’il demande.

Mercure regarde par la trappe des cieux, par laquelle ils écoutent ce que l’on dit ici-bas sur la Terre, et qui ressemble exactement à une écoutille de navire. (Icaroménippe[Note_54] disait qu’elle ressemble à l’ouverture d’un puits.) Il voit que c’est Couillatris, qui demande sa cognée perdue, et il en fait le rapport au conseil.

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— Vraiment, dit Jupiter, nous voilà bien. Maintenant, nous n’avons sûrement rien d’autre à faire, que de rendre des cognées perdues ? Mais il faut la lui rendre. Cela est écrit dans sa destinée, comprenez-vous ? Comme si elle valait le duché de Milan. À la vérité, sa cognée est pour lui d’un prix tel que son royaume pour un roi. Eh bien, que cette cognée lui soit rendue. Qu’il n’en soit plus parlé. Résolvons maintenant le différend du clergé et de la Taupetière[Note_55] de Landerousse. Où en étions-nous ?

Priape restait debout au coin de la cheminée. Entendant le rapport de Mercure, il dit en toute courtoisie et avec une honnêteté joviale :

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— Roi Jupiter, au temps où, par votre ordonnance et votre bienfait particulier, j’étais gardien des jardins sur la terre[Note_56], je notai que ce mot « cognée » signifiait plusieurs choses. Il signifie un certain instrument, qui sert à fendre et à couper le bois. Il signifie aussi (au moins, il le signifiait jadis) la femelle bien à point et souvent gimbretiletolletée[Note_57], vu que tout bon compagnon appelait sa fille de joie, ma cognée. Car avec ce ferrement (en disant cela, il exhibait son instrument frappant de neuf pouces), ils cognent si fièrement et avec tant d’audace leur emmanchoir, qu’elles en sont exemptes d’une peur épidémique au sexe féminin : c’est que du bas ventre il leur tombe sur les talons, faute de telles agrafes. Et je me souviens (car j’ai la mentule[Note_58], c’est-à-dire la mémoire, bien belle et grande, assez pour emplir un pot à beurre) avoir un jour de Tubilustre[Note_59], aux fêtes de ce bon Vulcain en mai, entendu jadis dans un beau parterre Josquin des Prés, Ockeghem, Hobrecht, Agricola, Brumel, Camelin, Vigoris, de la Fage, Bruyer, Prioris, Seguin, De la Rue, Midy, Moulu, Mouton, Gascogne, Loyset Compère, Penet, Fenin, Rouzée, Richardfort, Rousseau, Consilion, Constantio Festi, Jacquet Bercan[Note_60], chantant mélodieusement.

Grand Thibault se voulant coucher
Avec sa femme nouvelle,
S’en vint tout bellement cacher
Un gros maillet en la ruelle.
Ô mon doux ami (ce dit elle)
Quel maillet vous vois-je empoigner ?
C’est (dit-il) pour mieux vous cogner.
Maillet ? dit-elle, il n’y faut nul.
Quand gros Jean me vient besogner,
Il ne me cogne que du cul.

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Neuf Olympiades[Note_61], et une année bissextile après (ô belle mentule, c’est-à-dire, mémoire. Je me trompe souvent en confondant ces deux mots), j’ai entendu Adrian Willaert, Gombert, Janequin, Archadelt, Claudin, Certon, Mancicourt, Auxerre, Villiers, Sandrin, Sohier, Hesdin, Morales, Passereau, Maille, Maillart, Jacotin, Heurteur, Verdelot, Carpentras, L’Héritier, Cadéac, Doublet, Warmont, Bouteiller, Lupi, Pagnier, Millet, Du Mollin, Alaire, Marault, Morpain, Le Gendre, et autres joyeux musiciens dans un jardin secret sous une belle feuillée, autour d’un rempart de flacons, jambons, pâtés, et diverses cailles coiffées, chantant gentiment :

S’il est ainsi que cognée sans manche
Ne sert à rien, ni outil sans poignée.
Afin que l’un dedans l’autre s’emmanche
Prends que sois manche, et tu seras cognée.

Alors il faudrait savoir quelle espèce de cognée demande ce braillard de Couillatris.

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À ces mots, tous les vénérables Dieux et Déesses éclatèrent de rire comme un microcosme de mouches. Vulcain avec sa jambe boiteuse en fit pour l’amour de sa mie trois ou quatre beaux petits sauts sur la piste.

— Bien, bien, dit Jupiter à Mercure, descendez maintenant là-bas, et jetez aux pieds de Couillatris trois cognées : la sienne, une autre d’or, et une troisième d’argent, toutes aussi massives. Lui ayant accordé l’option de choisir, s’il prend la sienne et s’en contente, donnez-lui les deux autres. S’il en prend une autre que la sienne, coupez-lui la tête avec la sienne, et désormais faites ainsi à ceux qui perdent leur cognée.

Ces paroles achevées Jupiter tournant la tête comme un singe qui avale des pilules, fit une mine si épouvantable, que tout le grand Olympe en trembla.

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Mercure avec son chapeau pointu, sa capeline, ses talonnières et son caducée[Note_62] se jette par la trappe des cieux, fend le vide de l’air, descend légèrement sur la terre : et jette aux pieds de Couillatris les trois cognées : Puis il lui dit :

— Tu as assez crié pour boire. Tes prières sont exaucées par Jupiter. Regarde laquelle de ces trois est ta cognée, et emporte-la.

Couillatris soulève la cognée d’or ; il la regarde et la trouve bien pesante ; puis il dit à Mercure.

— Sur mon âme, celle-ci n’est sûrement pas la mienne. Je n’en veux pas.

Il fait pareil avec la cognée d’argent, et dit :

— Ce n’est pas celle-ci. Je vous la laisse.

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Puis il prend en main la cognée en bois, il regarde au bout du manche, dessus, il reconnaît sa marque, et tout tressaillant de joie, comme un renard qui rencontre des poules égarées, et souriant du bout du nez, il dit.

— Mère de Dieu, celle-ci était la mienne. Si vous voulez me la laisser, je vous sacrifierai un bon et grand pot de lait finement couvert de belles fraises aux ides (c’est le quinzième jour) de mai.

— Bonhomme, dit Mercure, je te la laisse, prends-la. Et parce que tu as opté et souhaité la médiocrité en matière de cognée, par la volonté de Jupiter, je te donne ces deux autres. Tu as de quoi dorénavant devenir riche. Sois homme de bien.

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Couillatris courtoisement remercie Mercure, révère le grand Jupiter. Il attache sa vieille cognée à sa ceinture de cuir, et la ceint sur le cul[Note_63], comme Martin de Cambrai[Note_64]. Les deux autres plus pesantes, il les charge à son cou. Ainsi il s’en va se prélassant par le pays, faisant bonne figure parmi ses paroissiens et ses voisins, et leur disant le petit mot de Pathelin :

— En ai-je[Note_65] ?

Le lendemain, vêtu d’une souquenille blanche, il charge sur son dos les deux précieuses cognées, se dirige vers Chinon, ville remarquable, ville noble, ville antique, peut-être la première du monde, selon le jugement et l’assertion des plus doctes Massorètes[Note_66]. À Chinon, il échange sa cognée d’argent contre de beaux testons et autre monnaie blanche[Note_67] ; sa cognée d’or, il l’échange contre de beaux saluts, de beaux moutons à la grande laine, de belles rides, de beaux royaux, de beaux écus au soleil[Note_68]. Il achète avec de nombreuses métairies, des granges, des fermes, des mas, des bordes et bordieux, des cassines[Note_69] ; des prés, vignes, bois, terres labourables, friches, étangs, moulins, jardins, saussaies ; des bœufs, vaches, brebis, moutons, chèvres, truies, pourceaux, ânes, chevaux, poules, coqs, chapons, poulets, oies, jars, canes, canards, et de la menue volaille. Et en peu de temps, il fut le plus riche homme du pays, peut-être plus que Maulevrier le boiteux[Note_70].

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Les francs gontiers et les jacques bonhommes[Note_71] du voisinage voyant cet heureux changement de Couillatris, furent bien étonnés, et dans leurs esprits, la pitié et la commisération qu’ils avaient auparavant pour le pauvre Couillatris, fut changée en envie de ses richesses si grandes et inopinées. Aussi, ils commencèrent à courir, s’enquérir, se lamenter, s’informer par quel moyen, en quel lieu, en quel jour, à quelle heure, comment, et à quel propos lui était parvenu ce grand trésor. Et, entendant que c’était pour avoir perdu sa cognée :

— Ah, ah, dirent-ils, ne tiendrait-il qu’à la perte d’une cognée, que nous soyons riches ? Le moyen est facile, et de bien petit coût. Et telle est maintenant la révolution des cieux, la constellation des astres, et l’aspect des planètes, que quiconque perdra sa cognée, soudain deviendra riche. Ah, ah, par Dieu, cognées, vous serez perdue, ne vous en déplaise.

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Alors tous perdirent leurs cognées. Au diable celui qui garda sa cognée ! Il n’était pas de fils d’une bonne mère, qui ne perdit sa cognée. Le bois du pays n’était plus abattu, n’était plus fendu du fait de ce manque de cognées.

Et même, dit l’Apologue d’Ésope, certains petits gentilshommes de bas étage, qui avaient vendu à Couillatris le petit pré et le petit moulin pour se montrer élégants lors de la revue du seigneur, avertis que ce trésor lui était arrivé ainsi et par ce seul moyen, vendirent leurs épées pour acheter des cognées, afin de les perdre, comme faisaient les paysans, et par cette perte récupérer des monceaux d’or et d’argent. On aurait proprement dit que c’étaient des petits pèlerins de Rome vendant leur bien, empruntant à autrui pour acheter des tas d’indulgence à un pape nouvellement nommé. Et de crier, et de prier, et de se lamenter et d’invoquer Jupiter.

— Ma cognée, ma cognée, Jupiter ! Ma cognée par ici, ma cognée par-là, ma cognée oh, oh, oh, oh ! Jupiter, ma cognée !

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L’air tout autour retentissait des cris et des hurlements de tous ceux-là qui avaient perdu leur cognée.

Mercure fut prompt à leur apporter des cognées, à chacun, il offrait celle perdue, une autre d’or, et une troisième d’argent. Tous choisissaient celle qui était d’or, et la prenaient, remerciant le grand donateur Jupiter. Mais sur l’instant qu’ils la levaient de terre courbés et penchés, Mercure leur tranchait la tête, comme c’était l’édit de Jupiter. Et le nombre de têtes coupées fut égal et correspondant au nombre de cognées perdues.

Voilà ce qu’il en est. Voilà ce qu’il advient à ceux qui dans la simplicité souhaitent et optent pour des choses médiocres. Prenez-en exemple, vous autres galériens du plat pays, qui dites qu’avec dix mille francs de rente, vous ne satisferiez pas vos souhaits. Et désormais, ne parlez plus ainsi impudemment, comme quelquefois je vous ai entendu le faire : « Plut à Dieu que j’ai maintenant cent soixante-dix-huit millions d’or. Oh ! comme je triompherais. » Je vous souhaite de mauvaises engelures aux talons. Que pourraient davantage souhaiter un roi, un empereur, un pape ?

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Aussi voyez-vous par expérience, qu’ayant fait de tels souhaits outranciers, il ne vous arrive que le tac[Note_72] et la clavelée[Note_73] ; dans la bourse, pas une pièce ; pas plus qu’aux deux bélîtres désireux à la mode de Paris : l’un souhaitait avoir en beaux écus au soleil autant qu’a été dépensé à Paris, vendu, et acheté, depuis que pour l’édifier on y jeta les premiers fondements jusqu’à l’heure présente, le tout estimé au taux, au prix de vente, et à la valeur de l’année la plus chère qu’il y ait eu dans ce laps de temps. Celui-ci à votre avis, était-il dégoûté ? Avait-il mangé des prunes aigres sans les peler ? Avait-il les dents agacées ? L’autre souhaitait le temple de notre Dame tout plein d’aiguilles pointues, depuis le pavé jusqu’au plus haut des voûtes, et avoir autant d’écus au soleil qu’il pourrait en entrer dans autant de sacs que l’on pourrait coudre avec chacune de ces aiguilles, jusqu’à ce que toutes fussent cassées ou épointées. C’est un beau souhait, cela. Qu’en pensez-vous ? Qu’arriva-t-il ? Au soir chacun d’eux :

Eut les engelures au talon,
Le petit chancre au menton,
La mauvaise toux au poumon,
Le catarrhe à la gorge,
Le gros furoncle au croupion.

Et au diable le quignon de pain pour se récurer les dents.

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Souhaitez donc la médiocrité, elle vous arrivera, et encore mieux, dignement, cependant en labourant et en travaillant.

— Peut-être mais, dites-vous, Dieu m’en eut aussitôt donné soixante-dix-huit mille, comme la treizième partie d’un demi. Car il est tout puissant. Un million d’or lui est aussi peu qu’une obole.

Ah, ah, ah ! Et de qui avez-vous appris à discourir ainsi et à parler de la puissance et de la prédestination de Dieu, pauvres gens ? Paix ! Chut ! chut ! Humiliez-vous devant sa face sacrée, et reconnaissez vos imperfections.

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C’est, goutteux[Note_74], sur quoi je fonde mon espérance, et je crois fermement, que (s’il plaît au bon Dieu) vous obtiendrez la santé, vu que vous ne demandez rien de plus que la santé actuellement. Attendez encore un peu, avec une demi-once de patience. Les Génois ne le font pas ainsi, quand au matin après avoir discuté, réfléchi et résolu dans leurs bureaux et leurs cabinets, de qui et quel jour ils pourront tirer de l’argent, et qui, par leurs astuces, sera roulé, volé, trompé et dupé, ils sortent sur la place, et s’entre-saluant, ils disent : Sanita et guadain messer[Note_75]. Ils ne se contentent pas de santé, en plus, ils se souhaitent du gain, peut-être les écus de Guadagne[Note_76]. Mais il arrive que souvent, ils n’obtiennent ni l’un ni l’autre. Or en bonne santé, toussez un bon coup, buvez-en trois, secouez joyeusement vos oreilles, et vous entendrez dire des merveilles du noble et bon Pantagruel.