Chapitre premier.
Pour faire des Tragédies qui puissent intéresser le public en 1823, faut-il suivre les errements de Racine ou ceux de Shakespeare ?

Cette question semble usée en France, et cependant l'on n'y a jamais entendu que les arguments d'un seul parti ; les journaux les plus divisés par leurs opinions politiques, la Quotidienne, comme le Constitutionnel, ne se montrent d'accord que pour une seule chose, pour proclamer le théâtre français, non seulement le premier théâtre du monde, mais encore le seul raisonnable. Si le pauvre romanticisme avait une réclamation à faire entendre, tous les journaux de toutes les couleurs lui seraient également fermés.

Mais cette apparente défaveur ne nous effraie nullement, parce que c'est une affaire de parti. Nous y répondons par un seul fait.

Quel est l'ouvrage littéraire qui a le plus réussi en France depuis dix ans ?

Les romans de Walter Scott.

Qu'est-ce que les romans de Walter Scott ?

De la tragédie romantique, entremêlée de longues descriptions.

On nous objectera le succès des Vêpres siciliennes, du Paria, des Machabées de Régulus.

Ces pièces font beaucoup de plaisir ; mais elles ne font pas un plaisir dramatique. Le public, qui ne jouit pas d'ailleurs d'une extrême liberté, aime à entendre réciter des sentiments généreux exprimés en beaux vers.

Mais c'est là un plaisir épique, et non pas dramatique. Il n'y a jamais ce degré d'illusion nécessaire à une émotion profonde. C'est par cette raison ignorée de lui-même, car à vingt ans, quoi qu'on en dise, l'on veut jouir, et non pas raisonner, et l'on fait bien ; c'est par cette raison secrète que le jeune public du second théâtre français se montre si facile sur la fable des pièces qu'il applaudit avec le plus de transports. Quoi de plus ridicule que la fable du Paria par exemple ? cela ne résiste pas au moindre examen. Tout le monde a fait cette critique, et cette critique n'a pas pris. Pourquoi ? c'est que le public ne veut que de beaux vers. Le public va chercher au théâtre français actuel une suite d'odes bien pompeuses, et d'ailleurs exprimant avec force des sentiments généreux. Il suffit qu'elles soient amenées par quelques vers de liaison. C'est comme dans les ballets de la rue Pelletier ; l'action doit être faite uniquement pour amener de beaux pas, et pour motiver, tant bien que mal, des danses agréables.

Je m'adresse sans crainte à cette jeunesse égarée, qui a cru faire du patriotisme et de l'honneur national en sifflant Shakespeare, parce qu'il fut Anglais. Comme je suis rempli d'estime pour des jeunes gens laborieux, l'espoir de la France, je leur parlerai le langage sévère de la vérité.

Toute la dispute entre Racine et Shakespeare se réduit à savoir si, en observant les deux unités de lieu et de temps, on peut faire des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du dix-neuvième siècle, des pièces qui les fassent pleurer et frémir, ou, en d'autres termes, qui leur donnent des plaisirs dramatiques, au lieu des plaisirs épiques qui nous font courir à la cinquantième représentation du Paria ou de Régulus.

Je dis que l'observation des deux unités de lieu et de temps est une habitude française, habitude profondément enracinée, habitude dont nous nous déferons difficilement, parce que Paris est le salon de l'Europe, et lui donne le ton mais je dis que ces unités ne sont nullement nécessaires à produire l'émotion profonde et le véritable effet dramatique.

Pourquoi exigez-vous, dirai-je aux partisans du classicisme, que l'action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de lieu ne s'étendent qu'aux divers appartements d'un palais ?

L'Académicien.

Parce qu'il n'est pas vraisemblable qu'une action représentée en deux heures de temps, comprenne la durée d'une semaine ou d'un mois, ni que, dans l'espace de peu de moments, les acteurs aillent de Venise en Chypre, comme dans l’Othello de Shakespeare ; ou d'Écosse à la cour d'Angleterre, comme dans Macbeth.

Le Romantique.

Non seulement cela est invraisemblable et impossible ; mais il est impossible également que l'action comprenne vingt-quatre ou trente-six heures[Note_1].

L'Académicien.

À Dieu ne plaise que nous ayons l'absurdité de prétendre que la durée fictive de l'action doive correspondre exactement avec le temps matériel employé pour la représentation. C'est alors que les règles seraient de véritables entraves pour le génie. Dans les arts d'imitation, il faut être sévère, mais non pas rigoureux. Le spectateur peut fort bien se figurer que, dans l'intervalle des entr'actes, il se passe quelques heures, d'autant mieux qu'il est distrait par les symphonies que joue l'orchestre.

Le Romantique.

Prenez garde à ce que vous dites, Monsieur, vous me donnez un avantage immense ; vous convenez donc que le spectateur peut se figurer qu'il se passe un temps plus considérable que celui pendant lequel il est assis au théâtre. Mais, dites-moi, pourra-t-il se figurer qu'il se passe un temps double du temps réel, triple, quadruple, cent fois plus considérable ? Où nous arrêterons-nous ?

L'Académicien.

Vous êtes singuliers, vous autres philosophes modernes ; vous blâmez les poétiques, parce que, dites-vous, elles enchaînent le génie ; et actuellement vous voudriez que la règle de l'unité de temps, pour être plausible, fût appliquée par nous avec toute la rigueur et toute l'exactitude des mathématiques. Ne vous suffit-il donc pas qu'il soit évidemment contre toute vraisemblance que le spectateur puisse se figurer qu'il s'est passé un an, un mois, ou même une semaine, depuis qu'il a pris son billet, et qu'il est entré au théâtre ?

Le Romantique.

Et qui vous a dit que le spectateur ne peut pas se figurer cela ?

L'Académicien.

C'est la raison qui me le dit.

Le Romantique.

Je vous demande pardon ; la raison ne saurait vous l'apprendre. Comment feriez-vous pour savoir que le spectateur peut se figurer qu'il s'est passé vingt-quatre heures, tandis qu'en effet il n'a été que deux heures assis dans sa loge, si l'expérience ne vous l'enseignait ? Comment pourriez-vous savoir que les heures, qui paraissent si longues à un homme qui s'ennuie, semblent voler pour celui qui s'amuse, si l'expérience ne vous l'enseignait ? En un mot, c'est l'expérience seule qui doit décider entre vous et moi.

FIN DE L’EXTRAIT

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