A

Jacques Ancet

Le silence des chiens

2012. publie.net

Le silence des chiens est une interpellation. D'emblée, et jusqu'à la fin qui n'en finit pas, - pensez : une seule et longue et indéfinie phrase déployée et maintenue - au milieu donc un tutoiement qui saisit et ne lâche plus son interlocuteur, ainsi cette œuvre. Une œuvre de vie s'il en est. Puissance et fragilité, vie et langage, discrétion et contigüité, bref : poésie. Poésie sans poétique, sans falbala, sans ego dégoulinant. Dans le sillage de Hölderlin, de Rilke, de Beckett, Le silence des chiens laisse la voix du critique sans voie. Il est l'écho d'un ersatz du Glossaire, j'y serre mes gloses, d'un Michel Leiris : vie, un dé la sépare du vide. Non, il n'y a pas plus rien, rien ne finit jamais, quoique.

Au début, en flux, le flot phatique de saccades fluides et envoûtantes. Au milieu, et le milieu est fin et commencement, un extrait, hasardeuse nécessité :

une main te plaque sur le lit, le plastique est froid, tu te débats, le temps de l’horreur est immobile, le même instant, toujours, visages noirs dans la lumière crue, la tige de métal, lentement, tu ne cesses plus de trembler, non, tu fermes les yeux, l’attente fait de toi un nœud de douleur, planté dans ta gorge il y a comme un cri muet, la pointe de fer touche ta paupière droite, feu dans l’œil, tu hurles, ton corps saute, retombe, saute encore, le cœur, tu étouffes, tu n’y vois plus, mourir, mourir, ayez pitié, on t’arrache la peau, rouge, il y a un visage, tu ne sais plus, le bruit s’est arrêté, tu entends des voix, il recommence, tes lèvres éclatent, tes seins, tout est noir maintenant, tu sens quelque chose tout près de ton visage, un souffle peut-être, pourquoi ont-ils éteint, du blanc flotte pourtant, des mots aussi, tu voudrais les comprendre, tu t’appliques à remonter vers eux, ils sont très haut comme des oiseaux qui passent, ils s’en vont, d’autres les remplacent, artères durcies, tu t’interroges, sur toi il y a des mains, tu en es sûre, tu cherches à les voir, alors très vite tu te vois assise, tout tourne, tu es couchée, un plafond bouge, lampes, tuyaux, tu fermes les yeux, des bruits vont et viennent, des voix, des bruissements de pas comme apportés et emportés par le mouvement régulier qui te berce, quel long voyage, tu es si fatiguée, à un certain moment il t’a semblé voir le ciel, vaguement bleu, des murs aussi, c’est le matin, il doit faire froid mais tu ne sens rien, seul cet éblouissement qui te ferme les yeux tandis que le balancement s’accentue, un fort roulis, tu t’agrippes à quelque chose de dur, ensuite tout est calme, longtemps, tu dois mourir, tu as mal aux jambes, surtout ne te réveille pas, tu es bien tout de même, oui, tu dors, d’où viens-tu je te croyais très loin, il te souris, tu lui tends la main, il t’attire mais ce n’est pas lui, tu vois les petits yeux gris, tu te débats, tu cries, une voix parle, tu ne veux pas, calmez-vous, tu sens une piqûre aiguë à l’avant-bras, la voix encore, elle va dormir, oui, mais tu dors, tu dors, écoute, ce silence, c’est la nuit ou le jour, il y a un bruit maintenant, les cigales, de plus en plus fort, c’est devenu insupportable, arrêtez, non, ils disent regarde si tu ne parles pas, regarde, tu fermes les yeux mais tu vois quand même, l’homme appliqué qui scie, comme un simple menuisier, ce geste

Une juste citation, même trop longue, vaut mieux qu'un mauvais traitement de texte.

_______________________

Antonio Albanese

La chute de l'homme

L'âge d'homme, 2010.

Une nouvelle Apocalypse de Jean.

Antonio Albanese est un surdoué. Musicien, réalisateur, scénariste et acteur, il donne plus qu'à lire avec La chute de l'homme, il livre du grain à moudre et construit le moulin adéquat. Plus dure sera la lecture car en relativement peu de pages c'est un système qui se présente. Une cathédrale dont l'architecte élève d'emblée les plans à la hauteur d'un Umberto Eco. La relecture d'un manuscrit n'est qu'un prétexte. Le texte prolifère. Contextes et autres infratextes rivalisent de conserve avec l'intertexte. Tiroirs, italiques, références peuvent faire perdre pied au lecteur rapide amoureux des facilités. Il est des édifices abscons de cet acabit : ici, il n'en n'est rien. Avec un peu mémoire et quelques efforts, se couler dans cette œuvre et ses méandres reviendra à jouir de la descente d'un fleuve guère impassible. Il n'est jamais interdit au milieu d'un bon livre de pagayer en arrière afin de mieux aborder les rochers et négocier les tourbillons.

Matthieu termine un doctorat de littérature du XVIIIe siècle. Marc enseigne la philosophie. Luc est critique d'art. Matthieu propose d'écrire à trois un livre à succès. Ils multiplieraient par trois leurs chances d'aboutir. Une espèce de trilogie. Parviendront-ils à leur fin ?

Luc, le multi-narrateur, relit son roman policier. Fictions et réalités s'entremêlent. Qui rattrape qui ? Un tableau du XVIe entre en contact avec son inverse du XIXe. Quelle icône tient la clé ? La mort rôde ou bien n'est-ce que le rêve de la mort ? Luc est-il véritablement le narrateur ou bien n'est-il pas précisément Antonio Albanese lui-même ? Le narrateur et l'auteur se distinguent pour mieux s'unir. La trame policière intrigue avec le drame familial d'un père avec enfant soudain sans enfant. Et la fiction dans ce drame filial joue un rôle bien cruel.

Il faut beaucoup de latin pour perdre son latin. Il ne suffit pas de lire cette chute, il convient de la relire encore et encore, comme il convient de voir et de revoir l'état des choses de Wim Wenders, film monumental où la narrativité poussée dans ses ultimes retranchements est mise à sac, assassinée et glorifiée.

______________________________

Eugenia Almeida

La pièce du fond

Métailié, 2010.

Trad. François Gaudry.

Suivez l'absent.

La pièce du fond est toute en dialogues. Sans doute pour mieux circuler. Peut-être pour y parvenir.

Une ville. Un bar. Une serveuse généreuse. Un clochard. Un commissariat de police. Un hôpital psychiatrique. Des dialogues crus. De la vulgarité phatique des parlers vrais : ne dit-on pas putain fait chier comme  on dit allô en dégainant le téléphone. Du coup ça sonne juste. Des dialogues comme au cinéma. Des plongées et des contre-plongées d'où l'on veut sortir pour respirer un peu.

Des dialogues comme des satellites ou des électrons autour d'un clochard bien silencieux. Il ne répond quasi pas aux policiers-mêmes.

Et puis, pchitt ! À l'hôpital. Transféré le clochard.  Et de nouveaux satellites qui parlent, qui parlent. Et une nouvelle jeune psychiatre. Tiens tiens se dit le vieux psychiatre, je la connais celle-là, son histoire et tout et tout. Ce clochard silencieux n'est-il qu'un prétexte pour entendre d'autres histoires ou bien l'authentique déclencheur de révolutions silencieuses dont les satellites se font l'écho, les porte-voix, les amplificateurs, les complices. Les témoins ne peuvent jamais témoigner, alors ils parlent, ils parlent.

Eugenia Almeida a-t-elle enquêté pour donner la parole à ces gens ? A-t-elle inventé tout ça pour rire, pour inquiéter, pour frémir ?

Un livre qui ouvre les oreilles.

__________________________

Abélard

Bélard et Loïse

de Jean Guerreschi

420 p. Gallimard, 2010.

Si l'on veut connaître les dessous des dessous de l'amour et de la vie sexuelle, si l'on veut plonger dans les détails détaillés et différentiels du désir, alors on doit lire Bélard et Loïse. Le titre en dit long. On se souvient de l'histoire du oui et du non, du théologien et de son élève, du chanoine Fulbert le tiers castrateur. Ici et aujourd'hui, le quart auteur a coupé en toute simplicité les préfixes pour mieux répandre la substance très actuelle et très éternelle d'une économie libidinale qui se joue entre deux jeunes étudiantes et un mûr professeur.

Quel élève n'a jamais été amoureux d'un de ses professeurs ? Quel professeur n'a fantasmé sur tel aspect au moins d'une de ses élèves ? Pas de désir sans interdit. Pas d'interdit qui ne soit désiré. Bélard et Loïse ne succombe pas pour autant aux charmes littéraires de la transgression. Méticuleusement, Jean Guerreschi ourdit le journal de bord des protagonistes. Attention, les calendes de l'instinct vital débarquent. L'auteur embarque le lecteur dans la complicité d'un capitaine au long cours à l'endroit d'un matelot puceau.

Évitant les pièges des discours classiques sur l'inconscient, Guerreschi ( spécialiste en la matière ) a sans doute bien lu Bachelard. Les matières libidinales sont des matières premières : les corps, la chair, l'acier, le marbre.

Les amours authentiques et entières sont d'essence tragique. L'effet papillon produit des catastrophes alors qu'on attendait le bonheur.

Un souffle poétique puissant propulse les images concrètes, sublimes et banales, subtiles et éloquentes, savantes et crues. Impossible de lire ce livre à la va-vite. Prendre le temps. Le temps de l'amour et l'amitié féminine. Cette amitié qui fait revivre les morts.

P.S. Un autre coupeur, Jean Teulé dira la même histoire avec son Éloïse Ouille. Une histoire de coquilles.

_____________________________

Emmanuel Arnaud

Topologie de l'amour

2014, Éditions Métailié.

Les bons livres pansent les maux de l'âme. Les moins bons, cautères sur jambe de bois, ne supportent guère la lecture avertie. Le dernier opus d'Emmanuel Arnaud appartient probablement à la première catégorie. Dès lors, que soigne-t-il ?

Le premier soin est patent. Il se lit en quelques instants au dos de couverture de l'éditeur. À quoi bon être un génie précoce des mathématiques si, en pleine ascension universitaire, on se plante lamentablement dans sa vie sentimentale ?

En deuxième intention, un autre soin. L'axiome accepté, un des théorèmes en découle : inutile d'être un génie pour être heureux en sentiment. Mais là, on flirte avec le sophisme.

En trois, il est question de forme et de lien. Le personnage du roman, Thomas Arville, est persuadé, convaincu, imprimé par une certitude : la vie est réglée par les lois de la topologie, reine de la synthèse absolue de toutes les abstractions possibles. Dès le départ, l'erreur vitale est subsumée. Mais la passion doit aller au bout de sa logique, c'est sa nécessité interne. Et quand cette internité passe au dehors, inévitable, et s'y affronte, les déconvenues, les désagréments, les dérapages suivent leur pente naturelle vers l'inexorable tragédie.

On peut lire ce roman rapide, vif, lisse et incisif comme une critique indirecte, justement de l'amour parfait, trop parfait, de la topologie. Pour aller vite, la topologie est la discipline des liens des lieux. C'est donc beaucoup, c'est quasi infini. Elle semble faite pour y croire quand on y nage comme un vieux cétacé avec la jeunesse de sa toute puissance imaginaire donc réelle. Mais le réel est double, toujours double, au moins double, multiversel. Le drame de Thomas Arville (et la dramatique de l'ouvrage) consiste précisément en ceci que la topologie permet d'appréhender (et de croire comprendre, et saisir, et capter toutes les subtilités de cette science – lucidité provisoire depuis bien longtemps ) la totalité des événements d'une vie (au moins) et donc, de la sienne. Maître de son destin grâce à sa connaissance de la topologie, Thomas Arville est aveuglé, tel Oedipe ou Hamlet, et l'aveuglement, s'il comporte des éblouissements qui rassurent, s'il est adoubé par un dehors familial, amical et social, n'en demeure pas moins une perception tronquée du vital qui n'est qu'un fil tendu entre deux indéfinis, probablement non topologisables.

Même l'événement de Fukushima. Thomas Arville mobilisera ses neurones agiles pour adapter sa vie et celle de sa dulcinée nippone. Il croit y parvenir et y parvient. Candide est de retour. Aurait-il médité sur la polémique du tremblement de terre de Lisbonne de 1755, aurait-il parcouru Voltaire, Rousseau et Leibniz, qu'il aurait persisté, écologiste forcené, dans sa topologique régalienne.

Car le lien durable est assignation à un lieu. Ce n'est pas parce qu'on le sait que l'on est capable de le vivre. Les idiots et les crétins sont souvent très heureux, localisés aux liens indéfectibles de la bêtise. Soyons donc crétins ! Pas facile. Même le crétin se croit futé – c'est à ça qu'on peut le reconnaître. Ici, ben peut-être, le jeune génie précoce, le plus fort en maths que les meilleurs professeurs, souffre de cette limite très crétine : il n'y a pas de différence entre s'accrocher à une idée très simple et s'accrocher à un système de la plus haute complexité. Nul ne s'accroche sans accroc. Et l'on savourera l'épisode de l'anicroche de Thomas Arville avec l'autre Japonaise, anecdote paroxystique, qui, après s'être déplacée en toute topologique vers le harcèlement absolu, dénouera le lien de l'amour (le mariage) entrainant Thomas, entropologiquement, dans une simplicité retrouvée.

Du fond de cette piscine, il pensera remonter à la surface. On ne surfe pas impunément sur les abstractions, mais sur les vagues et contre les murs.

Topologie de l'amour est une belle démonstration topologique que l'amour échappe aux lieux et à leurs formes. Ce livre illustre aussi élégamment la théorie des catastrophes. De l'anneau de Moebius à René Thom, la conséquence, catastrophique, est souvent juste.

__________________________________