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Thomas B. Reverdy

L'envers du monde

Seuil, 2010.

« Curieuse présence de l'absence dans le deuil » est un thème cher à Thomas B. Reverdy. L'envers du monde se présente comme le point de vue (aveugle) d'un triple point de vue (vide) sur l'événement qui aurait pu et qui aurait dû passer inaperçu : la découverte du cadavre d'un ouvrier sur le grand chantier de Ground Zero.

C'est l'été 2003, un été lourd et chaud. L'envers du monde est un monde géométrisé par Reverdy le thaumaturge. Géométrie de l'origine oubliée. Il y a eu et il n'y aura plus.

« Est-ce qu'on peut mourir dans des endroits qui n'existent pas ? »

Trois points de vue sur ce rien. Trois personnages. Pete, Candice, Simon. Trois Chapitres.

Trois narrations pour un polar qui n'est pas un polar, pour un roman qui n'est pas un roman.

Le narrateur est au troisième rang. Mais il pourrait occuper une autre place. Il est français et écrivain. C'est Simon. Pete est en première ligne. Il est flic déchu et tout porte à le croire coupable du meurtre. Candice est serveuse et témoin. Actif, passif, témoin. Un triptyque de Bacon ?

Traversant le trièdre de toute part, voici O'Maley, l'inspecteur chargé de l'enquête. Passe-muraille pourfendeur de vide, de fausses pistes et de témoignages singulièrement contradictoires. Lui-même se demandera si l'événement a vraiment eu lieu. Car « il faudrait une vie pour raconter une vie ». Et cette vie disparue, incarnée dans ce cadavre sans histoire, n'intéresse au fond personne. Esclave moderne des pyramides américaines.

L'envers du monde n'est pas seulement le récit d'une reconstruction sur le vide, c'est le récit éloquent et silencieux, pudique donc, d'un bâtisseur anonyme, étranger, métèque. Le récit vrai dont le sujet est ce héros qui n'aura jamais la fierté de dire : j'y étais.

L'envers du monde coupe le souffle. À retenir un peu sa respiration, on commence à penser.

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Clément Rosset

Tropiques

Minuit, 2010, 92 p.

Clément Rosset est un des plus importants philosophes actuels. Actuel parce qu'inactuel, intempestif et internel. Deleuze l'a salué comme tel. Rosset lui a rendu un hommage aussi important que celui de Foucault dans un numéro de l'Arc : Sècheresse de Deleuze. Rosset ne lui a pourtant jamais fait de courbettes. Il l'a çà et là critiqué et complété. Mais Rosset n'est pas seulement un grand philosophe. Il a brisé le mur de Berlin que certains ont érigé entre la philosophie et la littérature. D'abord en nourrissant sa philosophie de ce qui n'est pas elle (clin d'œil à Canguilhem), il alimente sa pensée au lait d'écrivains au statut certes pas toujours scolaires : Gracian et Lowry, pour ne citer qu'eux. Ensuite, en offrant aux lecteurs une œuvre d'écrivain très accessible et très français, il s'inscrit définitivement dans la grande et belle lignée des écrivains philosophes au langage pas forcément « philosophique » : les moralistes, les encyclopédistes, Lagneau, Alain, Bergson...

Un Michel Polac ne s'y est pas trompé qui a collaboré avec Clément Rosset.

Car Rosset éclaire le vivant par un traitement philosophique très subtil et humoristique des œuvres plastiques, musicales, cinématographiques. Avec une connivence particulière pour la littérature. Connivence n'est pas préférence. Seuls les ignorants préfèrent. Quel est ce traitement ? C'est le traitement d'un Jules Renard (qu'ils nous pardonnent) d'un Jules Renard freudo-nietzschéen. Soit un texte. Clément Rosset va opérer un travail de renversement interne, de déplacement, d'élaboration secondaire, et autres bottes secrètes. Que va-t-il se passer ? La lumière va jaillir, en toute simplicité. D'où le leitmotiv : le réel est à la fois quelconque et déterminé, tragique et joyeux.

Ainsi Tropiques. Cinq conférences qui ne sont pas des conférences à sens unique de conférencier.

Acte tropical 1 : l'idée fixe. On pense à Valéry. Rosset égratigne Heidegger et ça fait du bien. Et puis, la formule p 24 : « Il est néanmoins vrai qu'un homme qui cherche une belle fille a souvent tendance à se persuader, l'espace d'un moment que Dieu existe... ».

Acte tropical 2 : que suis-je ? Plus on est loin de soi, mieux on se porte*. Ici, c'est Sartre (et son garçon de café) qui est éraflé p 40 : « Le pantin révèle son secret : il dissimule un fantôme. » et plus loin, Octavio Paz pour renverser l'existentialiste humaniste : « Une nouvelle servante se présente au domicile de son patron. Qui va là ? C'est personne, monsieur, c'est moi. » Vérité simple d'un Molière actuel. En prime peut-être, Ulysse en jupons.

Acte tropical 3 : Qui est Juan Rulfo ? « un des plus grands écrivains d'Amérique latine » dit Rosset sobrement, « malgré la minceur de son œuvre... » Là, il faut rire et se précipiter pour découvrir Rulfo. Le philosophe met l'eau à la bouche. « Le trait le plus remarquable de Rulfo est d'avoir su adopter un ton froid, presque indifférent, pour décrire les scènes les plus horribles et les plus cruelles. » À suivre.

Acte tropical 4 : le retour éternel. Rappelons- nous que Deleuze et Rosset n'avaient pas le même point de vue sur l'éternel retour. Ici Rosset en appelle à la poésie et la musique. P 72 : « l'émotion musicale et le sentiment du retour éternel n'ont d'autre intérêt que d'éveiller la curiosité et d'inciter à une rêverie d'ordre sans plus poétique que philosophique. »

Acte tropical 5 : le souverain bien. Là, Montherlant illustre Spinoza. La jota majorquine sautille avec Proust : « un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. » Sans la notion de sa cause : ce que l'anti-mystique Onfray pourrait bien tenter d'appréhender. Encore un petit épinglé par Rosset !

Merci, Monsieur Clément Rosset. Dans les bibliothèques, vous avez une place à part. De choix. Puissent les fabricants de livres apprendre à vous lire et relire, ils oseraient moins en pondre dans leurs couveuses industrielles.

Loin de moi est un très grand livre, court mais immense.

« La connaissance de soi est à la fois inutile et inappétissante. Qui souvent s’examine n’avance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connaît, mieux on se porte. »

P.S. À cette lumière, ne doit-on pas inférer – à la mode de chez nous importée d'un Orient à la Marco Polo - que l'authentique méditation ne peut que conduire à l'oubli de soi... et à l'oubli de la méditation même ?

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Jean Rouaud

Comment gagner sa vie honnêtement

La vie poétique, 2011.

Longtemps résonnera à nos tympans les mots et les sens, les lettres et les sons du finale des Champs d'Honneur : oh, arrêtez tout ! Ce cri arraché au silence imposant d'un livre si court et si fort. Il parlera longtemps, ce cri, il dira longtemps étouffement, si loin de l'indignation morale majoritaire, il fera vivre, ce cri, en nous des millions d'âmes mortes, pour de vrai, et pour sûr.

Inaugurant les futures livraisons de Vie poétique Jean Rouaud invoque Henry-David Thoreau :

« Sur la question de savoir comment gagner sa vie honnêtement ; on n'a presque rien écrit qui puisse retenir l'attention. »

Saluons au passage la splendide nouvelle traduction de Walden chez Le Mot et le Reste éditeur.

Rouaud comble-t-il ce vide ? Oui, sur deux plans au moins : une époque et ses codes, un témoin et sa poésie.

Cette époque avait son cap et ses codes. Le cap a débouché sur l'individualisme et le no-future. En sera-t-il question dans le tome 2 ? Ici les codes sont passés à la oulinette de l'intérieur. C'était l'ère du cool, certains en sont restés baba. Les doigts en V, le stop, Sur la route de Kérouac pour les nomades (Verts désormais), la Révolution sexuelle de Reich sur la tablette de nuit des sédentaires (Bobos publicitaires beigbedeiriens après un passage segelaien) ; la besace du surplus américain pour faire la nique à la guerre au Vietnam, l'apologie du poil et du à poil, les corps enfin libérés, le minimum cynique des plus cultivés, le débordement psychédélique de tous les sens ; l'enchaînement débridé des petits boulots à la pelle, les palots roulés timidement sans lendemain, les fumettes d'herbe nature pour les tendres, les piqûres pour les durs, la blanche dans le nez des argentés ; la simplicité absolue, la vie communautaire chez l'Enzo Dévasté, à défaut d'un long séjour en forêt ; le Che en T-shirt, le plus sale possible car la propreté c'est bourgeois ; 68 68 68 assénés par Léo Ferré chez les Zoos ; la révolte et la fête, la mémoire et l'ennui, l'épuisement façon Beckett jusqu'aux limites du sans Avenir, Punk Punk, pas encore, on est au tome 1.

Gageons que le tome 2 se fera autant désiré que les Mille Plateaux, autre tome 2 de Capitalisme et Schizophrénie, et nous fera autant impression.

Dans l'espérance, nous pourrons savourer à l'envi l'art de ne pas gagner sa vie en gagnant la vie sauvage, marchant sur les pas de Thoreau-Rouaud.

Témoin et poète, éponge sensible (l'éponge est prise comme image fractale), le narrateur (comme on le dirait chez Proust ou chez Leiris) explore et expose ses creux anciens au creuset de l'anamnèse. Le narrateur a vécu en creux ses situations universelles et son écriture, ondulatoire et discrète, se déploie à fleur de tant de surfaces imposées par l'époque et rend ses contradictions, tantôt amusantes tantôt tragiques, toujours vitales et tenues en respect, toujours plus lisibles. Pas de surfaces sans creux. Le narrateur glisse et le lecteur se laisse emporter par l'éveil. Cette génération vide n'est pas perdue elle fut subie. Chacun devra faire avec. Le gâchis n'est qu'un sentiment. Et les sentiments ont la vie dure.

Gagner sa vie honnêtement, c'est ne pas gagner sa vie. Ce n'est pas la perdre non plus. L'argent perd. La vie gagne. Le fric, c'est la bourse et le loto. C'est le nouvel ordre mondial armé. Gagner sa vie honnêtement, c'est essayer de ne pas nuire.

L'art et la manière de Jean Rouaud offrent au regard un grand récit à fleur de mémoire. En son kaléidoscope les angles morts sont éloquents : là peut être le risque, là est l'ouverture, là est la grande littérature.

P.S. Si ma mémoire est bonne, le service de presse de Gallimard m'a adressé ce livre avec une aimable dédicace convenue de Jean Rouaud. N'étant pas graphologue au ministère de la justice, je me demanderai toujours pourquoi.

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