Préface des Editions de Londres

« Visions orientales » est un récit d’Albert Londres, compilation de trois reportages sur le Japon, l’Indochine et l’Inde qu’il réalisa en 1922. Ce n’est pas le plus polémique, ni le plus célèbre des reportages ou des livres de Londres, mais son importance journalistique, historique, et documentaire ne doit certainement pas être sous-estimée.

Le contexte de « Visions orientales »

En 1922, Albert Londres se rend pour la première fois en Asie. Il fera un grand reportage pour le compte de l’Excelsior sur la Chine, La Chine en folie, mais il se rend aussi au Japon, en Indochine et dans l’Inde de Gandhi. Avec « Visions orientales » et La Chine en folie, c’est une photographie détaillée de l’Asie que nous transmet Londres depuis l’année 1922. Que vous soyez historien, journaliste, politique, homme d’affaires, passionné d’Asie, ou lecteur curieux, la lecture de ces deux ouvrages est indispensable.

Albert Londres adopte ici un ton plus neutre que dans La Chine en folie, et certainement moins engagé que dans la plupart des reportages ou des livres qui suivront. Il n’obtient pas la fin des colonies d’Indochine, n’aide pas Gandhi à obtenir l’indépendance de l’Inde, mais, comme il ne vient pas chercher des images qui conforteront ses convictions, morales ou mercantiles, comme la plupart des journalistes actuels (pas tous, heureusement !) inféodés aux groupes de médias qui polluent le monde, il nous peint un portrait, franchouillard, certes, mais honnête de ce qu’il voit.

Le Japon de « Visions orientales » : un chef d’œuvre méconnu

Le Japon est le premier pays que visite Albert Londres en Asie. Viendra ensuite la Chine de La Chine en folie, puis le Vietnam et enfin l’Inde, à la fin de ses six moins de voyage asiatique.

Pour ceux qui connaissent ou s’intéressent au Japon, il existe un livre incontournable, The Chrysanthemum and the sword de Ruth Benedict, publié en 1946, suite à ses travaux d’analyse de la société japonaise faits pour le compte de l’armée américaine. Tout avait commencé avec les prisonniers de guerre japonais, pendant la fin de la deuxième guerre mondiale. Les Américains étaient perplexes : par exemple, ils ne comprenaient pas pourquoi ces prisonniers de guerre, à la différence de ce qu’auraient souhaité des GIs dans la même situation, ne voulaient pas que leurs familles sachent qu’ils étaient vivants. Au cours des divers voyages des Editions de Londres au Japon, c’était le livre référence qui remplissait les Américains de fierté lorsque l’on évoquait leur soi-disant incapacité à appréhender les cultures allogènes. A sa lecture il y a de nombreuses années, j’avais été étonné par le détail de ses observations, mais j’avais aussi remarqué que le livre donnait une grille de lecture plus analytique qu’intuitive de ce qu’était la société japonaise. Or, comme nous l’avaient enseigné nos lectures sur le bouddhisme Zen, sur l’apprentissage de Maître Eckardt par exemple, le problème majeur des occidentaux dans leur vaines tentatives d’appréhender les cultures, ou la philosophie et la religion orientales, c’est le langage, cette velléité de transformer des idées en mots, cette rationalisation obsessive de concepts qui selon les orientaux devraient d’abord être vécus, sentis, ressentis, appliqués, puisque comprendre c’est déjà ne plus comprendre, c’est le travail perturbateur de la cérébralisation de ce que le corps et l’âme doivent vivre et sentir. Nous en parlerions volontiers, mais ce serait ne pas respecter le lecteur, et cet article se transformerait en une lecture comparée de Londres et de Ruth Benedict. Ce serait évidemment ridicule. Benedict était une anthropologue, mandatée par le gouvernement américain, qui ne savait que faire de millions de prisonniers de guerre, de soixante millions d’habitants, de nombreuses villes rasées, et d’une responsabilité nouvelle face au monde et l’histoire. Londres est un journaliste, pas un anthropologue, complètement seul, qui pêche ses informations et ses détails un peu au hasard. Et bien, pourtant, le Japon est révélé par Albert Londres. Sans s’approcher du détail de Ruth Benedict, il en offre une vision intuitive, essentielle pour un pays qui ne se laisse pas enfermer dans la conceptualisation, et qui peut si difficilement s’appréhender sur sa table de bureau. L’Orient n’est pas pour les anthropologues en fauteuil.

Alors, on ne va pas vous faire un résumé détaillé, il faut lire le livre ! Albert Londres est beaucoup plus structuré qu’il n’y parait au premier abord ; il aborde les thèmes suivants avec précision : l’accueil du Maréchal Joffre, la méconnaissance et la faible implication de la France en Asie, l’ère Meiji et l’éveil du Japon, le Japon pays d’un superbe isolement, influence de l’Occident par l’intermédiaire de la Prusse et surtout de l’Angleterre, relation complexe avec les Etats-Unis, description d’Osaka, ville commerçante et industrielle et rivale de Tokyo, le domicile sanctuaire du Japonais, la condition des femmes et le rôle social des geishas, il étudie la relation avec l’Amérique, description de Tokyo, de Kyoto…

Quelques grands moments, un texte de 1922, qui nous évoque le Japon que Les Editions de Londres découvrirent pour la première fois en 1993. Tokyo, la ville sans fin, sans centre, qui certainement inspira l’esthétique de Blade Runner ; Tokyo n’avait pas de bout. Ce ne serait rien qu’elle n’eût pas de bout, mais elle n’a pas de centre….Elle désorienterait la boussole elle-même. Dans sa rose des vents, on ne voit pas trente deux parties comme on devrait, mais trente six chandelles. Vingt, trente, quarante villages, composent cette métropole de l’enchevêtrement….

La scène du tremblement de terre : Le plancher houle sous vos pieds, vos yeux ahuris voient vos quatre murs tituber, de droite à gauche, et de l’occident à l’orient…. On ne manque pas de penser au tremblement de terre de Tokyo qui dévastera la ville en 1923, seulement un an après le passage d’Albert Londres.

Mais aussi la discussion sur la relation tendue entre Amérique et Japon, et la résolution qui verra les Etats-Unis fortifier Honolulu, dix neuf ans avant Pearl Harbour, si naguère, entre le Japon et l’Amérique, il y avait une crevasse, aujourd’hui il y a un précipice.

Que voulez-vous qu’on y fasse, si Albert Londres est un visionnaire ? A mettre en parallèle avec le discours de Paul Claudel, nouvel ambassadeur de France au Japon, qui explique, après deux guerres, la colonisation de la Corée, de la Sibérie, de la Manchourie, que le Japon n’a pas d’ambitions militaires… Ce qui nous ramène à l’un des problèmes clé de nos sociétés à cette époque et à la notre : la mauvaise distribution de la connaissance, et conséquemment, la mauvaise distribution des pouvoirs. En d’autres termes, ceux que la société choisit pour exercer le pouvoir sont incapables de l’exercer dans l’intérêt de la société : soit ils sont corrompus, la plupart du temps, ou soit comme Paul Claudel, ils n’y comprennent pas grand chose.

La belle Indochine : voyage au Vietnam de 1922

Le texte traitant de la partie vietnamienne est très distinct du précédent, tant dans son objet que dans son style et son ton. Plus léger, mais si typique du grand journaliste, c’est un passage vietnamien que nous avons choisi pour illustrer l’ouvrage. Londres arrive à Haïphong, puis va à Hanoï, rencontre des membres du club Jeune Annam, se rend ensuite à Phnom Penh où il rencontre le roi  Sisowath et ses éléphants blancs, puis il va à Saigon, où il comprend l’évidence : c’est à Saigon que se « passe » le Vietnam. Il y évoque la célèbre rue Catinat, la terrasse du Continental, l’église catholique aux briques rouges à la toulousaine, et surtout, à la différence d’Hanoï la politique, figée dans son cafard humide et politique, il décrit le buzz saigonais.

Ecoutons Albert Londres : « Saigon, c’est la colonie. C’est la colonie de la colonie….Personne ne vous dira : « je suis en Indochine » ; on dit : « je suis à la colonie », comme si, de par le curieux monde, il n’y avait qu’une colonie… », puis « Si, sur la figure de l’Indochine, un vieil air de l’époque truculente demeure encore, c’est à Saigon qu’il verdoie. Marins qui passent, outrepassent et parfois trépassent, vieux durs à cuire qui résistent –et pour qu’ils ne soient pas cuits, il faut qu’ils soient durs…A Saigon, l’on rencontre l’homme d’affaires qui met tout dans sa poche, même le soleil, et ne porte pas de casque. On y trouve le dernier argonaute. »

Puis il part à Dalat, le refuge des occidentaux contre la chaleur, en plein pays Moï, où il va faire l’expérience de la chasse au tigre. Visiblement, s’il n’a rien contre le tigre, cette expérience de jungle et de chasse dans la cathédrale des arbres le ravit.

Bon, il y a beaucoup de choses que Londres ne fait qu’effleurer, à commencer par l’histoire, la division historique et culturelle en de multiples régions, le nord, pays Viet, culturellement « sinisé », le centre, pays cham, culturellement « indianisé », le sud, pays Khmer, et puis les régions périphériques, pays Moï montagneux…Et puis la relation chinois-vietnamiens est elle aussi juste évoquée, le travail de l’administration française…tout cela n’est pas vraiment approfondi, et alors ?

Alors, au bilan, que peut on dire du récit vietnamien ? Reste t-on sur sa faim ? Un peu bien sûr, mais c’est un récit rafraîchissant, où Londres se moque gentiment des coloniaux qui craignent la chaleur, et ne critique pas vraiment la colonisation française, comme il le fera plus tard dans Terre d’ébène. Ce qui tempère peut être sa critique coloniale, c’est qu’il ne voit pas ni ne décrit de mauvais traitements, mais aussi qu’il sent bien que le Vietnam, sans la France, tomberait probablement aux mains des Anglais ou des Chinois. Alors, tolérance coupable, ou réalisme imperturbable ? Il est juste que le passage annamite de « Visions orientales », ce n’est pas « La route mandarine » de Roland Dorgelès, écrit trois ans plus tard, mais c’est un document indispensable pour qui s’intéresse au Vietnam au-delà des guides touristiques qui n’ont strictement rien compris aux pays qu’ils sont censés présenter aux occidentaux avides de soleil, de bip bip et de nourritures tellement exotiques. Londres appartient à une autre époque. Ce n’est pas un touriste dégénéré. On sent que le Vietnam lui plaît, qu’il est charmé, c’est un peu ses vacances dans ce voyage asiatique surprenant, tragique souvent, stupéfiant par moments. Alors, laissons le, ses vacances, il y a bien droit !

L’Inde de Gandhi

Quand Albert Londres découvre Colombo, il comprend que ce n’est pas exactement l’Inde en flammes à laquelle il s’attendait. D’abord surpris par l’omniprésence de la police, mais une police invisible, typique des colonies anglaises, il explique ensuite l’ascension de Gandhi depuis 1919 : ses origines, la loi Rowlatt qui interdit les rassemblements de plus de trois personnes…Gandhi expérimente avec succès sa propre forme de désobéissance civile, qui fonctionne jusqu’à son arrestation. Londres part à la rencontre des nouveaux chefs de la mouvance nationaliste, Das et Nehru. C’est un vrai document historique sur l’Inde d’avant la partition : « les deux cent dix set millions d’Hindous, les soixante dix sept millions de musulmans, les onze millions de bouddhistes, les dix millions de fétichistes, les quatre millions de chrétiens, les trois millions de sikhs, les trois millions de mendiants, et les cent quarante sept millions de têtes de bétail… ». Il décrit les gares surpeuplées, les trottoirs de Calcutta couverts de cadavres qui ronflent. Il explique le khaddar, manifestation concrète de la désobéissance civile, consistant à ne pas acheter de cotonnades anglaises, et se rend à un pikketing, l’acte par quoi des Hindous empêchent d’autres Hindous d’acheter des cotonnades anglaises. Il s’étonne à chaque instant, des yogis, des saddhus, des adorateurs de Siva, de Vishnu, de Brahma, des vaches… :« La vache est la déesse de la rue…S’il y avait à choisir, on passerait plutôt sur le corps d’un homme que sur la queue d’une vache. Quand un Hindou en croise une, il la touche et se touche le front. La vache est quelque chose comme le saint-sacrement de leur religion. S’ils pouvaient la recevoir sur la langue, ils communieraient chaque matin. Elle n’est chassée que par les marchands de légumes, parce qu’elle vole à l’étalage. ».

Puis Londres rencontre le poète Rabindranath Tagore, qui lui raconte sa longue entrevue avec Gandhi et lui explique ses raisons de leur désaccord. Puis il décrit l’Inde des Anglais, avec un peu plus de couleur et d’objectivité que Pierre Loti, et s’en va vers Bénarès, où il assiste à une crémation (« Ce n’est rien, ce n’est que le crâne qui craque. »). Enfin, il se rend en Inde Française : Chandernagor, Mahé, Karikal, Yanaon, et bien sûr Pondichéry : « Evidemment, ce qui gêne pour que nous ayons tout à fait la certitude de débarquer dans un chef lieu d’un arrondissement du Finistère, par exemple, c’est la température, puis c’est la végétation. » Il remarque qu’à Pondichéry, tout date de Dupleix (difficile de ne pas le remarquer quand on va à Pondichéry…), il s’entretient avec le Gouverneur de la place, et ajoute avec une certaine lucidité : « Matériellement nous n’avons pas fait pour nos quelques Hindous le dixième de que les Anglais ont fait pour la quantité des leurs ; et dans l’Inde anglaise, c’est la haine tandis que dans l’Inde française, c’est l’idylle. », puis il ajoute, et on comprend que ce voyage constitue probablement la prise de conscience de la situation coloniale par Londres : « A Pondichéry, c’est comme en Indochine, vous n’êtes ni Dieu ni dogue, mais une espèce de bon zigue à qui on peut sourire. ».

« L’Inde peut flamber, on retrouvera Pondichéry intact, comme un coffre-fort au milieu des cendres. Ici, Gandhi n’a pas déboulonné Dupleix. »Et il s’étonne quand on lui dit : « -Enfin, Monsieur, pourquoi Louis XV n’a-t-il pas soutenu Dupleix ? Voilà les questions d’actualité que l’on vous pose à Pondichéry ! »

Puis il termine, par un message visionnaire, comme quoi des journalistes comme Londres valent tellement plus que les politiciens ou les membres de l’establishment qui s’accrochent désespérément à leurs places : Grand drame en vérité que celui de l’Inde. Et nous n’en sommes qu’au prologue. C’est dans les yeux des hommes qu’il faut chercher le temps qu’il fera dans leur âme. Or, les yeux des condottieri hindous sont chargés comme un ciel d’ouragan sous les tropiques. »

© 2012- Les Editions de Londres