1. - AU JAPON

ET LE JEUNE SAMOURAÏ
ME PARLA DANS LES YEUX

Tokyo a accueilli avec enthousiasme le maréchal Joffre.

Le maréchal Joffre vient d'arriver à Tokyo, dans une ville splendidement transformée. Depuis que le Japon est le Japon, on n'avait jamais vu tant de drapeaux français claquer aux fenêtres. Les plus étonnés en sont les Japonais eux-mêmes. On prononce partout le nom de notre pays. On dirait que la cour et le gouvernement ont intentionnellement donné cet éclat à la réception du maréchal et qu'ils ont brusquement saisi cette occasion de convier leurs sujets à une vivante manifestation en l'honneur de la France.

Toutes les écoles, ce qui veut dire qu'il faut compter les enfants par dizaines de milliers, faisaient la haie sur le parcours suivi par le maréchal, balançant d'une main l'oriflamme du Soleil levant et de l'autre les couleurs françaises. Les femmes, elles-mêmes, qui jusqu'à présent ne s'étaient mêlées de rien et n'avaient jamais fait un geste en public, agitaient leurs petits bras.

Il y avait ce matin, la même foule dans les rues qu'avant-hier, pour les funérailles du général Okuma.

Après-demain, le prince régent se rendra à l'ambassade de France, où il dînera. Ce sera la première fois qu'un souverain japonais fera une telle visite. Ce fait, ici, est considéré comme énorme.

Un peuple se réveille parmi des peuples endormis.

« Le Japon va tomber sur l'Amérique. » Les champs de bataille de la vieille Europe étaient encore tout palpitants de la grande rencontre barbare que des hommes à la clairvoyance infatigable se passaient ce cri inspiré. Ce n'était pas une nouvelle de première main, mais la propagation d'un oracle ancien. Depuis longtemps les dieux des sciences politiques et morales, consultés par les bonzes des diplomaties, avaient en effet répondu, en termes ambigus comme il convenait : « Oui, un typhon guerrier s'élèvera bientôt sur une côte extrême. » Il s'agissait, bien entendu, de l'Extrême-Orient.

Le monstre qui devait le vomir s'appelait : le Japon. Parmi les puissances qui se partagent le monde, c'était la plus apocalyptique. Tout ce que l'on savait de ce pays, c'est qu'il faisait effectivement partie de ce qu'on appelle le système solaire, mais à part que l'on pouvait assurer qu'il était habité — et la preuve en est que la France y envoya plusieurs ambassadeurs : Gérard, Regnault, Bapt et, muses, saluez ! Claudel — on ne possédait pas beaucoup plus de lumière sur son compte que sur celui de la lune.

Comment ! Voici un pays, si petit, que lorsqu'on le cherchait sur les cartes, premièrement on ne le trouvait pas ; deuxièmement, quand on l'avait découvert, c'était pour s'écrier : « Quoi ! Ce ne sont que ces quatre petits points ? » et, troisièmement, pour s'apercevoir qu'à la proportion de l'échelle générale du monde son nom était plus long que sa superficie, puisque chacune de ses quatre îles était juste grande pour contenir une lettre de ce nom, si bien que, ce nom en comptant cinq, Japon, il y avait la dernière qui se trouvait en pleine mer.

Et, du coup, il y a de cela cinquante années, ce pays change d'avis. Il s'était librement retiré du monde. Des nations qui aiment la société lui font savoir que cela n'est pas bien. Elles le lui font savoir évidemment par la bouche de leurs canons. « All right », dit le Japon, qui commençait ainsi à parler l'anglais, « puisque vous désirez m'avoir dans vos salons, j'irai ».

Et, après trois siècles de réclusion farouche, il fit son entrée sous les lustres. Mais il était nu comme Saint Jean. Il se rendit compte que ce n'était pas correct et que pour pénétrer dans le monde il faut des redingotes, des habits noirs, de hauts chapeaux, bref : du linge. Mais la garde-robe d'une nation ne se compose pas comme celle d'un dandy. Pour elle, ses vêtements d'introduction s'appellent cuirassés, torpilleurs, canons, baïonnettes et autres accessoires innocents. Ayant accepté de rendre et de recevoir des visites, le Japon voulut être à la hauteur. Il dépêcha, sans tarder, des costumiers dans le vieux monde, puisque c'était là, paraît-il, qu'on coupait le mieux. Les missionnaires tailleurs revinrent dans leurs îles heureuses et dirent : « L'Angleterre est habillée de tant de vaisseaux, la France de tant de régiments, l'Allemagne, plus coquette, n'a jamais assez de l'un ni de l'autre. »

 « C'est bien, dit le Japon, nous irons de pair. » Et il tailla en pleine étoffe, ce qui veut dire en plein acier.

A moins que l'on ne soit une digne mère de famille qui accompagne sa fille, quand on entre dans une salle de danse, c'est pour danser. C'est ce qu'en 1894, pour la première fois, fit le Japon. Ses habits étant prêts, il voulut les essayer. Il mit ses gants et fit poliment une invitation à la Chine. La Chine refusa. Alors il l'étrangla. « Eh ! dirent cette vieille Europe et cette jeune Amérique, vous allez un peu fort ! » Ils lui retirèrent la Chine des mains non sans demander à ce valseur un peu brusque de leur céder une partie de ce qu'il avait trouvé dans les poches de la victime.

« Compris ! dit le Japon, si on en use de la sorte avec moi, c'est sans doute que je ne suis pas assez bien habillé. » Il se remit à tailler dans le fer. Dix ans après, il se trouva justement que la Russie et le Japon tombèrent à la fois amoureux fous du pays du Matin calme, qui porte le joli petit nom de Corée. Le Japon se regarda et constata qu'il était vêtu à la dernière mode, que, par conséquent, il pouvait se présenter. La Russie ne voulut pas lui céder le pas. Le Japon l'éventra. Ce coup-ci, l'Europe et l'Amérique, prises de considération pour une personne si bien vêtue, ne dirent rien.

Le Japon avait percé le secret, qui fait que l'on est ou que l'on n'est pas respecté dans le monde. Il n'avait pas demandé à pénétrer dans ces milieux élégants. On l'y avait contraint. Il entendait être de la première et non de la seconde fournée. C'est alors qu'atteint de la frénésie de certaines dames en face des bijoux de leur rivale il dit : « Chaque fois que les nations, mes bien-aimées sœurs, ajouteront un cuirassé à leur collier, je ferai de même. » Et comme l'orgueil est souvent fille de l'émulation, il précisa : « Et un plus gros ! »

Il est à penser que si les nations, ses bien-aimées sœurs, avaient pu soupçonner les dispositions du Japon pour les parures, elles ne l'eussent pas si péremptoirement appelé dans le cercle de leurs relations. Aujourd'hui, elles ne peuvent rien miser que le Japon ne tienne l'enjeu. « Tant de dreadnoughts à tant de canons jumelés », criait-on de la Manche et de l'Atlantique. Et l'on entendait une voix qui, de l'autre côté du Pacifique, ripostait : « Banco ! »

A ce taux, la banque aurait fait le saut. C'est ce que, dans une sagesse empreinte d'actualité, entrevit l'un des gros pontes. « Arrêtons là, dit-il, ce vertigineux baccara. » Il proposa un endroit pour les palabres. Et ce fut Washington.

C'est à ce moment que votre serviteur, partant de ce principe que sur la terre il faut bien être quelque part et qu'autant vaut se trouver à l'est qu'à l'ouest, gravit un soir dans cette bonne chère ville de Marseille la coupée de la malle d'Extrême-Orient.

Et tout en voguant, il apprit beaucoup. Par exemple, que c'était le siècle du Pacifique qui commençait. L'Atlantique, la Méditerranée ! vieilles eaux fatiguées qui ne tarderaient guère à sentir la vase ! Tout juste si l'on y pourrait encore pêcher des grenouilles ! Quant au marché commercial, il fallait avoir du miel de nid d'hirondelles sous les paupières pour ne pas s'apercevoir qu'il n'en restait qu'un : la Chine, ce vieux citron de Chine qui, plus on le pressait, plus on avait de jus. Quatre cent mille Chinois, monsieur ! qui sont prêts à tout acheter et qui n'ont pas de pétrole !

Peut-être supposez-vous encore, vous qui êtes restés sur les rives anémiques de l'Occident, que le pétrole est une huile minérale ? Dès qu'on a touché Singapour, c'est un dieu. C'est le dieu des guerres futures et des paix lointaines. On pourra signer à Washington, à quatre ou à douze, tous les protocoles que vous voudrez. Il s'agira, paraît-il, de savoir ce qu'en pensaient les deux géants graisseux qui se nomment Standard Oil et Royal Dutch.

On vous prouvera d'ailleurs la chose en arrivant à Shanghai. On vous dira :

— Vous voyez ce fleuve sur lequel nous naviguons ?

— Oui.

— C'est le fleuve Jaune.

— Ah !

— Vous voyez sur ses bords ces deux immenses camps ?

— Oui.

— Là c'est la Standard ; là c'est la Royal.

— Bien.

— Vous voyez ces formidables tours de Babel en fer qui se regardent face à face ?

— Oui. Ce sont des réservoirs.

— Bien. Mais que croyez-vous que contiennent ces réservoirs ?

— Du pétrole.

— Du pétrole ! Non, monsieur ; des canons ! Et c'est par là que débutera la guerre.

Laissons ces plaisanteries profondes. Continuons notre voyage sur ces mers extrêmes et retenons la vision qui nous frappe. Dans ces eaux lointaines nous n'avions rencontré tout d'abord que des peuples éteints ou enchaînés ou protégés, En voici un de la même race, mais tandis que les autres sommeillent, lui est réveillé. Il promène fièrement, sur leurs côtes, la fumée de ses bateaux, comme un panache. Est-ce pour faire signe à ses frères de peau de se rallier à lui ? Est -ce là ce péril jaune, qui passe ? C'est le Japon !

Les Japonais ne connaissent pas du tout les Européens. Les Européens ne connaissent pas davantage les Japonais.

Si vous êtes homme à caresser ce rêve de tomber un matin sur une terre nouvelle où, par le fait de votre ignorance nationale, vous ne comprendrez ni pourquoi les êtres qui l'habitent sont habillés comme ça, marchent comme ça, se logent comme ça, mangent comme ça, sont heureux comme ça, et surtout, vous regardent comme ça, débarquez donc, une fois, dans les îles du Japon, dites divines.

Que c'est loin, Seigneur ! de sa maison natale ! Ce n'est pas du trajet que je parle. Peuh ! Qu'est-ce que quarante-six jours quand la vie court si vite ? C'est loin, parce que c'est indéchiffrable. Imaginez-vous qu'on vous mette entre les mains, vous qui êtes assoiffé de lecture, un livre — et c'est le cas de le dire — en caractères japonais qui, en vérité, sont chinois. Vous l'examinerez, l'œil rond, puis l'abandonnerez. Ainsi, ai-je promené mes premiers regards sur la terre du Soleil levant. Mais quand on est condamné aux voyages, c'est comme si vous l'étiez à la galère, il faut ramer. D'ailleurs, le grand navire était déjà reparti. Il me fallut tourner les pages.

C'est à Kyoto, hantée de temples et de jardins, qu'à travers des rues dont le silence était seulement troublé par un bruit de petits bancs en marche (les promeneurs sont chaussés de petits bancs), qu'entre des maisons basses, à la vie mystérieuse et aux planches rougeâtres, je commençai mon chemin de néophyte dans ce monde inconnu.

Tout de suite, je fus l'objet d'un singulier étonnement ; je m'aperçus que j'étais un homme qui venait de perdre son nom. Quand, l'été, les indigènes de Paris vont à la campagne, la campagne, les regardant passer, dit : « Ce sont les Parisiens ! »

De même, j'avais l'habitude d'avoir mon nom à l'étranger ; on disait : « C'est le Français. » Subitement, je n'étais plus rien. « Français ! » expliquais-je du ton de quelqu'un qui se nomme pour se faire reconnaître. C'est comme si je m'étais écrié : « Je suis l'envoyé extraordinaire de la planète Mars d'où, le premier d'entre tous les Martiens, je descends à l'instant même avec mes deux valises. » Tout ce peuple vif n'avait jamais entendu parler de la France. J'étais le citoyen d'un pays honoraire !

Un horizon nouveau s'entrouvrait à mes yeux. Le voile de mon ignorance se déchirait. Enfin, je voyais clair. Jusqu'ici, je m'étais cru d'une nationalité indiscutable. Non ! J'étais l'échappé d'une contrée douteuse, l'inconnu de sang et de peau, porteur de maléfices. Mes gestes ne pouvaient avoir d'autres mobiles que la brutalité. Que, dans une foule, je m'autorise un mouvement timide, que je tire une cigarette de ma poche, et mes effarouchées petites voisines à pinces de homard (elles ont des chaussettes à deux compartiments, l'un pour le pouce, l'autre pour les quatre doigts qui restent) subitement se garent. Pourquoi, mes maîtres, m'avoir jusqu'ici abusé sur ma race ? J'étais le Sénégalais.

Alors voici deux pays qui, depuis quatre années, en de solennelles circonstances, font partie de l'énorme machine qui a pour enseigne : « Aux cinq grandes puissances », signent ensemble des pactes imposants, échangent un prince héritier contre un maréchal, et c'est ainsi que se connaissent les peuples au nom de qui les ambassadeurs paraphent ? Supposiez-vous que le tonnerre que la France fit avec ses canons de 1914 à 1918 n'eût pas été entendu d'un de ses alliés ? Nous ne parlons pas de la façade du Japon, mais de sa masse, non de ses hommes qui savent — et qui savent bien mais de ses cinquante-cinq millions de sujets. Qu'est-ce que la France ? Un animal ? Une plante ? « Voyons ! leur dit-on, c'est un pays. » Et ils se déclarent fort poliment enchantés de l'apprendre.

— Alors ? Vous n'avez pas entendu dire que nous avions battu l'Allemagne ?

— Ah ! font-ils du même ton passionné que vous auriez si l'on tenait à vous faire savoir que la dernière étoile de la queue de la Grande Ourse vient d'étriller la Polaire.

Ici, que vous soyez monténégrins, croates, tchèques, estoniens, lapons, danois, crétois, espagnols ou français, vous êtes américains. Si vous dites qu'il n'en est rien, alors vous devenez tous ensemble de la même nationalité : la nationalité X ; vous êtes d'Atchira ! de là-bas ! Quant à Paris, vous pouvez le mettre à votre aise à la place de Djibouti et l'appeler Concarneau, cela ne bouleversera pas les idées charmantes et légères que ce peuple particulier possède sur la carte d'Europe.

Qu'est donc ce peuple ? C'est un peuple heureux qui n'attend le bonheur de vivre d'aucun autre, car il le possède. Il a sa civilisation personnelle qui est par rapport à lui, à ses besoins, ses goûts, ses dilections, celle qui lui convient et qu'il préfère. Il n'en envie pas une autre, puisque la sienne fait à la fois le bien-être de sa personne, de sa famille, de son pays. Quant à savoir si elle est inférieure ou supérieure, on ne pourra se prononcer que le jour où il sera démontré que le monsieur qui passe dans une luxueuse quarante chevaux éprouve à cette même minute plus de contentement que le piéton du trottoir.

Il habite des maisons puériles et délicieuses, sans clef, sans meuble ; on présente les meubles au fur et à mesure des besoins : coussins, petites tables ; le riche et le pauvre ont la même, à coulisses, en bois léger, en papier, sur quoi, le soir, à la lumière, la silhouette des locataires se découpe en ombres japonaises. Pour savoir ce qui se passe à l'intérieur, il suffirait qu'un doigt espiègle crevât cette enveloppe, mais qui serait assez mal élevé pour cela ? Si bien que les plus fragiles maisons du monde restent les plus mystérieuses.

On dit qu'il ne sait pas se chauffer. Hélas ! C'est vrai. Mais c'est que ça ne lui plaît pas, puisque l'hiver, lorsqu'il est accroupi devant son hibachi (une caisse de cendres et trois petits charbons de bois au milieu), il laisse sa porte ouverte à tous les grands vents. Il adore l'air, surtout les courants d'air. Il est bienséant l'été de féliciter son hôte pour les bons courants d'air qu'on rencontre chez lui.

Quand il pénètre dans une demeure, il quitte ses chaussettes ; nous, nous quittons notre chapeau. Ce n'est qu'une question d'extrémités. Il arrive parfois que les chaussettes soient trouées, mais n'est-il pas des messieurs qui n'ont plus de cheveux ? C'est du même ordre. Il s'assoit par terre, sur ses tibias, moi, j'aime mieux me poser sur cette partie du corps que le bon Dieu m'a donnée, je crois, exprès pour cela. C'est une appréciation. Il s'habille, dans la rue, de kimonos ; nous, nous les préférons dans les appartements. Ce n'est qu'une question de lieu. Quant aux cols durs, franchement, il n'apprécie pas ça, mais le roi d'Espagne non plus. À tous les coins de rue, il a des salles de bains où, pour la somme de six centimes (prix de vie chère), il se rend chaque soir, dévotement : nous, nous préférons y trouver des « bistrots ». Chacun son dieu. Il mange du poisson cru, mais je connais de charmantes Parisiennes qui feraient des folies pour un bifteck de cheval également cru. Nous nous servons de fourchettes, il suppose les baguettes plus propres puisqu'on ne les utilise qu'une fois. Il est vrai qu'on lui porte sa soupe dans des bols de laque servant à chacun mais, en tout cas, ça ne fait qu'un. Il marche sur des petits bancs qu'il appelle guettas, comme cela il ne salit pas ses chaussettes. Nous serions fort heureux, certains jours, d'en faire autant pour traverser la place de l'Opéra.

Ne vous fiez pas à sa physionomie (d'ailleurs ce serait une prétention de vous imaginer que pour des Japonais nous sommes beaux — ceux qui le sont). Sous ces figures à la Rodin, un Rodin qui aurait toujours donné un coup de pouce de trop, niche la finesse. Ce sont de gais lurons. Ils adorent s'amuser, d'abord quand ils sont petits et surtout quand ils sont devenus grands. Et ce serait les calomnier de dire que c'est toujours d'un rien. Dès qu'il s'agit de dérober à la vie un de ses sourires, ils sont tous là. Ils sont ce que nous appelons sympathiquement des « zèbres », sans doute parce que le zèbre aime beaucoup à courir.

FIN DE L’EXTRAIT

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