Chapitre 3 :
Nos affections s’emportent au delà de nous

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Ceux qui accusent les hommes d’aller toujours attendant après les choses futures, et qui veulent nous apprendre à nous saisir des biens présents, et à nous en contenter, car nous n’avons aucune prise sur ce qui est à venir, toujours assez moins que nous n’en avons sur ce qui est passé, touchent à la plus commune des erreurs humaines. Si l’on ose appeler erreur une chose à quoi la nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, cette imagination fausse, comme assez d’autres, plus jalouse de notre action que de notre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au delà. La crainte, le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir, et nous enlèvent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, quand nous ne serons plus. [Tout esprit qui s’inquiète de l’avenir est malheureux. (Sénèque, Epitres, 98)].

Ce grand précepte est souvent allégué dans Platon : « Fais ton fait et te connaît »[Note_14]. Chacun de ces deux préceptes enveloppe généralement tout notre devoir, et de même s’enveloppe l’un l’autre. Qui aurait à faire son fait, verrait que sa première leçon, c’est connaître ce qu’il est et ce qui lui est propre. Et qui se connaît, ne prend plus le fait étranger pour le sien : s’aime et se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues et les pensées et propositions inutiles. [Comme la folie, quand on lui octroiera ce qu’elle désire ne sera pas contente, aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se déplait jamais de soi. (Cicéron, Tusculanes, V, XVIII traduit par Montaigne)] .

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Epicure dispense son sage de la prévoyance et sollicitude de l’avenir.

Parmi les lois qui concernent les trépassés, celle-ci me semble bien solide, qui oblige les actions des Princes à être examinées après leur mort. Ils sont compagnons, sinon maîtres des lois : ce que la Justice ne peut pas sur leurs têtes, c’est normal qu’elle l’ait sur leur réputation, et sur les biens de leurs successeurs : choses que souvent nous préférons à la vie. C’est une habitude qui apporte des commodités singulières aux nations où elle est observée, et désirable à tous bons princes qui ont à se plaindre de ce qu’on traite la mémoire des méchants comme la leur. Nous devons la soumission et l’obéissance également à tous les Rois, car cela regarde leur office : mais l’estime, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Acceptons pour l’ordre politique de patiemment les souffrir indignes, de cacher leurs vices, d’aider de notre recommandation leurs actions indifférentes pendant que leur autorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini, il n’y a pas de raison de refuser à la justice et à notre liberté l’expression de nos vrais ressentiments, et en particulier de refuser aux bons sujets la gloire d’avoir avec déférence et fidèlement servi un maître alors que ses imperfections leur étaient si bien connues : frustrant la postérité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privée épousent iniquement la mémoire d’un prince indigne, font une justice particulière aux dépens de la justice publique. Tite Live dit vrai, que le langage des hommes nourris sous la Royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages : chacun élevant indifféremment son Roi à l’extrême limite de valeur et grandeur souveraine.

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On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats qui répondirent à Néron à sa barbe. L’un, questionné par lui pour savoir pourquoi il lui voulait du mal : Je t’aimai quand tu le valais, mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, bateleur, cocher, je te hais comme tu le mérites. L’autre, pourquoi il le voulait tuer : Parce que je ne trouve pas d’autre remède à tes continuelles méchancetés. Mais les témoignages publics et universels qui après sa mort ont été rendus, et qui le seront à tout jamais de ses tyranniques et vilains déportements, qui, de sain entendement, peut les réprouver ?

Il me déplait qu’en une si sainte police que la Lacédémonienne, se fut mêlée une si feinte cérémonie. A la mort des Rois tous les confédérés et voisins, tous les Ilotes, hommes, femmes, pêle-mêle, se découpaient le front en témoignage de deuil et disaient en leurs cris et lamentations que celui-là, quel qu’il eut été, était le meilleur Roi de tous les leurs : attribuant au rang la louange qui appartient au mérite, et attribuant ce qui appartient au mérite au dernier rang. Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon que nul avant sa mort ne peut être dit heureux, car celui-là même qui a vécu et qui est mort à son souhait, ne peut être dit heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation là où il nous plaît : mais étant mort, nous n’avons aucune communication avec ce qui est vivant. Et il serait meilleur de dire à Solon, que jamais homme n’est donc heureux, puisqu’il ne l’est qu’après qu’il n’est plus.

[A peine se trouve-t-il une personne qui s’arrache totalement à la vie. L’homme, tout ignorant qu’il est de son état après le trépas, s’imagine qu’il y a quelque chose qui lui survit. Il ne peut se détacher et s’affranchir entièrement de son corps terrassé par la mort. (Lucrèce III, 890, 895)].

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Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Rancon, près du Puy en Auvergne. Les assiégés s’étant rendus après, furent obligés de déposer les clefs de la place sur le corps du trépassé.

Barthelemy d’Alviane, Général de l’armée des Vénitiens, étant mort au service de leurs guerres en Bresse, et son corps ayant à être rapporté à Venise en passant par le Véronais, terre ennemie, la plupart de ceux de l’armée étaient d’avis, qu’on demandât sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone. Mais Théodore Trivolce y contredit ; et choisit plutôt de passer par vive force, au hasard du combat : N’étant pas convenable, disait-il, que celui qui en sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort fit montre de les craindre.

De vrai, en chose voisine, par les lois Grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer, renonçait à la victoire, et il ne lui était plus loisible d’en dresser trophée. A celui à qui on demandait le corps, c’était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait nettement gagné sur les Corinthiens. Et au contraire, Agesilas assura celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Béotiens.

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On pourrait trouver ces traits étranges, s’il n’était pas considéré de tout temps, non seulement qu’il faut étendre le soin que nous avons de nous au delà de cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et continuent pour nos restes. De quoi il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nôtres, qu’il n’est pas besoin que je m’y étende. Edouard premier, premier Roi d’Angleterre, ayant constaté durant les longues guerres entre lui et Robert, Roi d’Ecosse, combien sa présence donnait d’avantage à ses affaires, remportant toujours la victoire dans ce qu’il entreprenait en personne, mourant, il obligea son fils par solennel serment à ce qu’étant trépassé, il fit bouillir son corps pour séparer sa chair d’avec les os et la faire enterrer ; et quant aux os, qu’il les réservât pour les porter avec lui et en son armée, toutes les fois qu’il lui adviendrait d’être en guerre contre les Ecossais. Comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à ses membres.

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Jean Zischa, qui troubla la Bohème pour la défense des erreurs de Wicliffe, voulut qu’on l’écorchât après sa mort et que de sa peau, on fit un tambourin à porter à la guerre contre ses ennemis : estimant que cela aiderait à continuer les avantages qu’il avait eu aux guerres conduites par lui contre eux. Certains Indiens portaient ainsi au combat contre les Espagnols les ossements de l’un de leurs Capitaines, en considération du bonheur qu’il avait eu en vivant. Et d’autres peuples en ce même monde, traînent à la guerre les corps des vaillants hommes qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d’encouragement.

Les premiers exemples ne réservent au tombeau que la réputation acquise par les actions passées : mais ceux-ci veulent encore mêler la puissance d’agir aux disparus. Le fait du capitaine Bayard est de meilleur exemple, lequel, se sentant blessé à mort d’un coup d’arquebuse dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée, répondit, qu’il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemi : et, ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant défaillir et échapper de cheval, commanda à son serviteur de le coucher au pied d’un arbre, mais de façon à ce qu’il mourut le visage tourné vers l’ennemi, comme il le fit.

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Il me faut ajouter cet autre exemple, aussi remarquable pour cette considération qu’aucun des précédents. L’Empereur Maximilien, bisaïeul du Roi Philippe, qui règne actuellement, était prince doué de plein de grandes qualités, et entre autres d’une beauté de corps singulière. Mais parmi ces humeurs, il avait celle-ci bien contraire à celle des princes, qui pour dépêcher les plus importantes affaires, font leur trône de leur chaise percée : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre si privé, à qui il permit de le voir en sa garde-robe[Note_15]. Il se cachait pour uriner, aussi religieux qu’une pucelle à ne découvrir ni à un médecin ni à qui que ce fut les parties qu’on a accoutumé de tenir cachées. Moi, qui ai la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion sujet à cette honte. Si ce n’est à une grande persuasion de la nécessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de personne les membres et les actions que notre coutume ordonne d’être couverts. J’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bienséant à un homme, et surtout, à un homme de ma profession. Mais, lui, en vint à une telle superstition, qu’il ordonna par paroles expresses de son testament qu’on lui mit des caleçons quand il serait mort. Il devait ajouter par codicille, que celui qui les lui mettrait eut les yeux bandés. L’ordonnance que Cyrus fait à ses enfants, que ni eux ni autre ne voient et touchent son corps après que l’âme en sera séparée, je l’attribue à quelque sienne dévotion. Car, son historien et lui[Note_16], entre leurs grandes qualités, ont montré tout au long de leur vie un singulier soin et une grande révérence pour la religion.

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Ce conte me déplut qu’un grand me fit d’un mien parent, homme assez connu en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieux en sa cour, tourmenté des douleurs extrêmes de la pierre, il occupa toutes ses heures dernières avec un soin véhément, à disposer l’honneur et la cérémonie de son enterrement, et somma toute la noblesse qui le visitait de lui donner parole d’assister à son convoi. A ce prince même, qui le vit sur ces derniers instants, il fit une instante supplication pour qu’il commande à toute sa maison de s’y trouver, employant plusieurs exemples et raisons à prouver que c’était une chose qui appartenait à un homme de sa sorte : et sembla expirer content, ayant obtenu cette promesse, et ordonné à son gré la distribution et ordre de son convoi. Je n’ai guère vu de vanité si persévérante.

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Cette autre curiosité contraire, pour laquelle je ne manque pas non plus d’exemples domestiques, me semble proche de celle-ci, d’aller se souciant et se passionnant au dernier point à régler son convoi, mais avec une particulière et inusitée parcimonie, en voulant seulement un serviteur et une lanterne. Je vois louer cette idée aussi dans l’ordonnance de Marcus Emilius Lepidus, qui défendit à ses héritiers d’employer pour lui les cérémonies qu’on avait accoutumé en telles choses. C’est encore tempérance et frugalité, d’éviter la dépense et la volupté dans une cérémonie dont l’usage et la connaissance nous sont non perceptibles ? Voilà une aisée réforme et de peu de coût. S’il y avait besoin de faire une recommandation, je serais d’avis qu’en celle-là, comme en toutes actions de la vie, chacun en rapportât la règle à la forme de sa fortune. Et le philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils aviseront pour le mieux, et quant aux funérailles de les faire ni superflues ni mesquines. Je laisserai purement la coutume ordonner cette cérémonie ; et m’en remettrai à la discrétion des premiers à qui je tomberai en charge. [A l’égard de la sépulture, c’est un point qu’il faut mépriser pour soi-même, et ne pas négliger pour les siens. (Cicéron, Tusculanes, I, XLV). Et il est saintement dit par un saint : [Le soin de l’enterrement, la qualité de la sépulture, et la pompe des obsèques, regardent plutôt la consolation des vivants que le besoin des morts. (Saint Augustin, Cité de Dieu, I, XII)]. Pourtant Socrate s’adressant à Criton qui sur l’heure de sa fin lui demande comment il veut être enterré : « Comme vous voudrez », répondit il. Si j’avais à m’en occuper plus, je trouverais plus galant d’imiter ceux qui entreprennent vivant et respirant de jouir de l’ordre et honneur de leur sépulture, et qui se plaisent à voir dans du marbre leur corps mort. Heureux, ceux qui savent réjouir et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre en pensant à leur mort.

FIN DE L’EXTRAIT

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ESSAIS Livre 1 – Edition de Bordeaux