Chant I

La querelle d’Agamemnon et d’Achille

C

hante, Déesse, la colère désastreuse d’Achille, fils de Pélée, qui de maux infinis accabla les Achéens[Note_1], et précipita chez Hadès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s’accomplissait ainsi, depuis qu’une querelle avait séparé l’Atride[Note_2], roi des hommes, et le divin Achille.

1 – Chrysès réclame sa fille

[R]***

Lequel d’entre les Dieux les jeta dans cet affrontement ? Le fils de Zeus et de Léto[Note_3]. Irrité contre le Roi. Il suscita dans l’armée un mal mortel[Note_4], et les peuples périssaient, parce que l’Atride avait couvert de honte Chrysès[Note_5] le prêtre.

Et celui-ci était venu vers les nefs rapides des Achéens pour racheter sa fille ; et, portant le prix infini de la rançon, et, dans ses mains, les bandelettes de l’archer Apollon, suspendues au sceptre d’or, il supplia tous les Achéens, et surtout les deux Atrides[Note_6], princes des peuples :

Chrysès

― Atrides, et vous, Achéens aux belles cnémides[Note_7], que les Dieux qui habitent les demeures olympiennes vous permettent de détruire la ville de Priam et de vous en retourner heureux ; mais rendez-moi ma fille bien-aimée et recevez la rançon pour la libérer, si vous révérez le fils de Zeus, l’archer Apollon.

Et tous les Achéens, par des rumeurs favorables, voulaient qu’on respectât le prêtre et qu’on reçût la splendide rançon ; mais cela ne plut pas à l’âme de l’Atride Agamemnon, et il le chassa outrageusement, et il lui dit cette parole violente :

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Chrysès réclame sa fille à Agamemnon, cratère apulien à figures rouges, v. 360-350 av. J.-C

Agamemnon

― Prends garde, vieillard, si je te rencontre auprès des nefs creuses, soit que tu t’y attardes, soit que tu y reviennes, à ce que le sceptre et les bandelettes du Dieu ne te protègent plus. Je ne te rendrai pas ta fille. La vieillesse l’atteindra dans ma demeure, en Argos[Note_8], loin de sa patrie, tissant la toile et partageant mon lit. Mais, va ! ne m’irrite pas, si tu veux t’en retourner sauf.

Il parla ainsi, et le vieillard trembla et obéit. Et il allait, silencieux, le long du rivage aux bruits sans nombre. Et, se voyant éloigné, il supplia le divin Apollon que Léto à la belle chevelure enfanta :

Chrysès

― Écoute-moi, porteur de l’arc d’argent[Note_9], toi qui protèges Chrysè et Cilla la sainte, et qui commandes à Ténédos[Note_10], ô dieu Sminthée[Note_11] ! si jamais j’ai orné ton beau temple, si jamais j’ai brûlé pour toi les cuisses grasses des taureaux et des chèvres, exauce mon vœu : que les Danéens[Note_12] regrettent mes larmes sous tes flèches !

2 – La vengeance d’Apollon

[R]***

Il parla ainsi en priant, et Phœbus Apollon l’entendit et, du sommet de l’Olympe, il se précipita, irrité dans son cœur, portant sur ses épaules l’arc et son carquois plein. Et les flèches sonnaient sur le dos du Dieu irrité, à chacun de ses mouvements. Et il allait, semblable à la nuit.

Assis à l’écart, loin des nefs, il lança une flèche[Note_13], et un bruit terrible sortit de l’arc d’argent. Il frappa d’abord les mulets et les chiens rapides ; mais, ensuite, il transperça les hommes eux-mêmes du trait qui tue. Et sans cesse les bûchers brûlent, lourds de cadavres.

Depuis neuf jours les flèches divines sifflaient à travers l’armée ; le dixième, Achille convoqua les peuples dans l’agora. Héra aux bras blancs le lui avait inspiré, anxieuse du sort des Danéens en les voyant périr. Et quand ils furent tous réunis, se levant au milieu d’eux, Achille aux pieds rapides parla ainsi :

Achille

― Atride, je pense qu’il nous faut abandonner et reprendre nos courses errantes sur la mer, si toutefois nous évitons la mort, car, toutes deux, la guerre et l’épidémie domptent les Achéens. Hâtons-nous d’interroger un devin ou un prêtre, ou un interprète des songes, car le songe vient de Zeus. Qu’il dise pourquoi Phœbus Apollon est irrité : est-ce qu’il nous reproche des vœux négligés ou qu’il demande des hécatombes. Sachons si, content de la graisse fumante des agneaux et des belles chèvres, il écartera de nous cette épidémie.

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et le fils de Thestor, Calchas[Note_14], l’excellent devin, se leva. Il savait les choses présentes, futures et passées, et il avait conduit vers Ilion[Note_15] les nefs achéennes, à l’aide de la science sacrée dont l’avait doué Phœbus Apollon. Plein de sagesse, il leur dit :

Calchas

― Ô, Achille, cher à Zeus, tu m’ordonnes d’expliquer la colère d’Apollon l’Archer. Je le ferai, mais promets d’abord et jure que tu me défendras de ta parole et de tes mains ; car, sans doute, je vais irriter l’homme qui commande à tous les Achéens qui tous lui obéissent. Un roi est trop puissant contre celui qui l’irrite. Même si, dans l’instant, il refrène sa colère, il l’assouvira un jour, après l’avoir couvée dans son cœur. Dis-moi donc que tu me protégeras.

Et Achille aux pieds rapides, lui répondant, parla ainsi :

Achille

― Dis sans peur ce que tu sais. Par Apollon, cher à Zeus, dont tu fais connaître aux Danéens les volontés sacrées, non ! nul d’entre eux, Calchas, moi vivant et les yeux ouverts, ne portera sur toi une main violente auprès des nefs creuses, quand même tu nommerais Agamemnon, qui se glorifie d’être le plus puissant des Achéens.

Et le devin irréprochable prit courage et dit :

Calchas

― Apollon ne vous reproche ni vos vœux ni vos hécatombes, mais il venge son prêtre, qu’Agamemnon a couvert de honte, car il n’a pas délivré sa fille, dont il a refusé la rançon. Et c’est pour cela que l’Archer Apollon vous accable de maux ; et il vous en accablera encore, et il n’écartera pas les lourdes affres de la contagion, avant que vous n’ayez rendu à son père bien-aimé la jeune fille aux sourcils arqués, et qu’une hécatombe sacrée n’ait été conduite à Chrysé. Alors nous pourrons apaiser le Dieu.

3 – La colère d’Agamemnon

[R]***

Ayant ainsi parlé, il s’assit. Et le héros Atride, Agamemnon, qui commande à tous, se leva, plein de douleur ; et une noire colère emplissait sa poitrine, et ses yeux étaient pareils à des feux flambants. Furieux contre Calchas, il parla ainsi :

Agamemnon

― Devin de malheur, jamais tu ne m’as rien dit d’agréable. Les maux seuls te sont doux à prédire. Tu n’as jamais ni bien parlé ni bien agi ; et voici maintenant qu’au milieu des Danéens, dans l’assemblée, tu prophétises que l’Archer Apollon nous accable de maux parce que je n’ai pas voulu recevoir la splendide rançon de la vierge Chryséis, aimant mieux la retenir dans ma demeure. En effet, je la préfère à Clytemnestre, que j’ai épousée vierge. Elle ne lui est pas inférieure ni par le corps, ni par la taille, ni par l’intelligence, ni par l’habileté aux travaux. Mais je suis quand même prêt à la rendre. Je préfère le salut des peuples à leur destruction. Donc, préparez-moi promptement un autre butin, afin que, entre tous les Argiens[Note_16], je ne sois pas le seul à être dépouillé. Cela ne conviendrait pas ; or, vous le voyez, ma part m’est retirée.

Et le divin Achille aux pieds rapides lui répondit :

Achille

― Très orgueilleux Atride, le plus avare des hommes, comment les magnanimes Achéens te donneraient-ils un autre butin ? Avons-nous des dépouilles à mettre en commun ? Celles que nous avons enlevées des villes saccagées ont été distribuées, et il ne convient pas que l’on en fasse un nouveau partage. Mais toi, remets cette jeune fille à son Dieu, et nous, Achéens, nous te rendrons le triple et le quadruple, si jamais Zeus nous permet de détruire Troie aux fortes murailles.

Et le roi Agamemnon, lui répondant, parla ainsi :

Agamemnon

― N’espère pas me tromper, quelque brave que tu sois, Achille, semblable à un Dieu, car tu ne me séduiras pas ni ne me persuaderas. Veux-tu, tandis que tu gardes ta part, que je reste assis dépouillé de la mienne, en affranchissant cette jeune fille ? Si les magnanimes Achéens satisfont mon cœur par un butin d’une valeur égale, soit. Sinon, je ravirai le tien, ou celui d’Ajax, ou celui d’Ulysse, et je l’emporterai, et sûrement celui vers qui j’irai s’indignera. Mais nous songerons à ceci plus tard. Donc, lançons une nef noire sur la mer divine, munie d’avirons, chargée d’une hécatombe, et faisons-y monter Chryséis aux belles joues, sous la conduite d’un chef, Ajax, Idoménée, ou le divin Ulysse, ou toi-même, fils de Pélée, le plus effrayant des hommes, afin d’apaiser l’archer Apollon par les sacrifices accomplis.

Et Achille aux pieds rapides, le regardant d’un œil sombre, parla ainsi :

Achille

― Ah ! comme tu es revêtu d’impudence et âpre au gain ! Comment un seul d’entre les Achéens pourrait-il t’obéir, soit qu’il faille tendre une embuscade, soit qu’on doive combattre courageusement contre les hommes ? Je ne suis pas venu pour ma propre cause attaquer les Troyens armés de lances, car ils ne m’ont jamais nui. Jamais ils ne m’ont enlevé ni mes bœufs ni mes chevaux ; jamais, dans la fructueuse Phthie, ils n’ont ravagé mes moissons ; un grand nombre de montagnes ombragées et la mer sonore nous séparent. Mais nous t’avons suivi pour te plaire, impudent ! pour venger Ménélas et toi, œil de chien ! Et tu ne t’en soucies pas ni ne t’en souviens, et tu me menaces de m’enlever la récompense pour laquelle j’ai tant travaillé et que m’ont donnée les fils des Achéens ! Certes, je n’ai jamais une part égale à la tienne quand on saccage une ville troyenne bien peuplée ; et cependant, mes mains portent le plus lourd fardeau de la guerre impétueuse. Et, quand vient l’heure du partage, la meilleure part est pour toi ; et, ployant sous la fatigue du combat, je retourne vers mes nefs, satisfait d’une récompense modique. Aujourd’hui, je pars pour la Phthie, car mieux vaut regagner ma demeure sur mes nefs effilées. Et je ne pense pas qu’après m’avoir outragé tu recueilles ici des dépouilles et des richesses.

Et le roi des hommes, Agamemnon, lui répondit :

Agamemnon

― Fuis, si ton cœur t’y pousse. Je ne te demande pas de rester pour ma cause. Mille autres seront avec moi, et d’abord Zeus le très sage. Tu es pour moi le plus odieux des rois nourris par les Dieux. Tu ne te plais que dans la dissension, la guerre et le combat. Si tu es brave, c’est que les Dieux l’ont voulu sans doute. Retourne dans ta demeure avec tes nefs et tes compagnons ; commande aux Myrmidons[Note_17] ; je ne me soucie nullement de ta colère, mais je te préviens de ceci : puisque Phœbus Apollon m’enlève Chryséis, je la renverrai sur une de mes nefs avec mes compagnons, et moi-même, j’irai sous ta tente et je te reprendrai Briséis aux belles joues, que tu as reçue en partage, afin que tu comprennes que je suis plus puissant que toi, et que chacun redoute de se dire mon égal en face de moi.

Il parla ainsi, et le fils de Pélée fut rempli de haine, et son cœur, dans sa mâle poitrine, délibéra si, prenant son épée aiguisée, il écarterait la foule et tuerait l’Atride, ou s’il apaiserait sa colère et refrénerait sa fureur.

4 – La colère d’Achille

[R]**

Et tandis qu’il délibérait dans son âme et dans son esprit, et qu’il arrachait sa grande épée de son fourreau, Athéna arriva de l’Ouranos[Note_18], Héra aux bras blancs l’avait envoyée, car elle aimait et protégeait les deux rois. Elle se tint en arrière et saisit le fils de Pélée par sa chevelure blonde ; elle était visible pour lui seul, car nul autre ne la voyait. Et Achille, stupéfait, se retourna, et aussitôt il reconnut Athéna, dont les yeux étaient terribles, et il lui dit avec des mots ailés :

Achille

― Pourquoi es-tu venue, fille de Zeus tempétueux ? Est-ce afin de voir l’outrage qui m’est fait par l’Atride Agamemnon ? Mais je te le dis, et ma parole s’accomplira, je le pense : il va rendre l’âme à cause de son insolence.

Et Athéna aux yeux clairs lui répondit :

Athéna

― Je suis venue de l’Ouranos pour apaiser ta colère, si tu veux obéir. La divine Héra aux bras blancs m’a envoyée, vous aimant et vous protégeant tous les deux. Donc, arrête ; ne prends pas l’épée en main, venge-toi en paroles, quoi qu’il arrive. Et je te le dis, et ceci s’accomplira : bientôt cette injure te sera payée par trois fois autant de présents splendides. Retiens-toi et obéis-nous.

Et Achille aux pieds rapides, lui répondant, parla ainsi :

Achille

― Déesse, il faut que j’observe ton ordre, bien que je sois irrité dans l’âme. Cela est pour le mieux sans doute, car les Dieux exaucent celui qui leur obéit.

Il parla ainsi, et, frappant d’une main lourde la poignée d’argent, il repoussa sa grande épée dans le fourreau et n’enfreignit pas l’ordre d’Athéna.

Et celle-ci retourna auprès des autres Dieux, dans les demeures de l’Olympe de Zeus tempétueux.

Et le fils de Pélée, débordant de colère, interpella l’Atride avec d’âpres paroles :

Achille

― Plein de vin, œil de chien, cœur de cerf ! jamais tu n’as osé, dans ton âme, t’armer pour le combat avec les hommes, ni tendre des embuscades avec les princes des Achéens. Cela t’épouvanterait comme la mort elle-même. Certes, il est beaucoup plus aisé, dans la vaste armée achéenne, d’enlever la part de celui qui te contredit, Roi qui dévore son peuple, parce que tu commandes à des hommes vils. S’il n’en était pas ainsi, Atride, cette insolence serait la dernière. Mais je te le dis, et j’en fais un grand serment : par ce sceptre qui ne produit ni feuilles, ni rameaux, et qui ne reverdira plus, depuis qu’il a été tranché du tronc sur les montagnes et que l’airain l’a dépouillé de feuilles et d’écorce ; et par le sceptre que les fils des Achéens portent aux mains quand ils jugent et gardent les lois au nom de Zeus, je te le jure par un grand serment : certes, bientôt Achille sera regretté par tous les fils des Achéens, et tu gémiras de ne pas pouvoir les défendre, quand ils tomberont en foule sous la main d’Hector, le tueur d’hommes ; et tu seras irrité et déchiré au fond de ton âme d’avoir outragé le plus brave des Achéens.

Ainsi parla le fils de Pélée, et il jeta contre terre le sceptre aux clous d’or, et il s’assit. Et l’Atride s’irritait lui aussi ; mais l’excellent orateur de Pylos, l’harmonieux Nestor, se leva.

Et la parole coulait de sa langue, douce comme le miel. Il avait déjà vécu avec deux générations d’hommes nés et nourris avec lui dans la divine Pylos, et il régnait sur la troisième génération. Avec beaucoup de sagesse, il dit à l’assemblée :

Nestor

― Ô Dieux ! Certes, un grand deuil envahit la terre achéenne ! Combien Priam et les fils de Priam et tous les autres Troyens vont se réjouir dans leur cœur, quand ils apprendront vos querelles, à vous qui êtes les meilleurs des Danéens dans l’assemblée et dans le combat. Mais laissez-moi vous persuader, car vous êtes tous deux fois moins âgés que moi. J’ai vécu autrefois avec des hommes plus braves que vous, et jamais ils ne m’ont cru moindre qu’eux. Non, jamais je n’ai vu et je ne reverrai des hommes tels que Pirithoos, et Dryas, prince des peuples, Cénée, Exadios, Polyphème semblable à un dieu, et Thésée, fils d’Égée, pareil aux immortels. Certes, ils étaient les plus braves des hommes nourris sur la terre, et ils combattaient contre les plus braves, contre les Centaures[Note_19] des montagnes, et ils les tuèrent terriblement. Et j’étais avec eux, étant allé loin de Pylos, et ils m’avaient appelé, et je combattais selon mes forces, car nul des hommes qui sont aujourd’hui sur la terre n’aurait pu leur résister. Mais ils écoutaient mes conseils et s’y conformaient. Obéissez donc, car cela est pour le mieux. Il n’est pas permis à Agamemnon, bien que le plus puissant, d’enlever au fils de Pélée la vierge que lui ont donnée les fils des Achéens, mais tu ne dois pas non plus, fils de Pélée, résister au Roi, car tu n’es pas l’égal de ce Porte-sceptre que Zeus a glorifié. Si tu es le plus brave, si une mère divine t’a enfanté, lui est le plus puissant et commande à un plus grand nombre. Atride, renonce à ta colère, comme je supplie Achille de réprimer la sienne, car il est le solide bouclier des Achéens dans cette guerre cruelle.

Et le roi Agamemnon parla ainsi :

Agamemnon

― Vieillard, tu as dit sagement et bien ; mais cet homme veut être au-dessus de tous, commander à tous et dominer sur tous. Je ne pense pas que personne n’y consente. Si les Dieux qui vivent toujours l’ont fait brave, lui ont-ils permis pour cela d’avoir toujours l’insulte à la bouche ?

Et le divin Achille lui répondit :

Achille

― Certes, je mériterais d’être nommé lâche et vil si, à chacune de tes paroles, je t’obéissais en toute chose. Commande aux autres, mais non pas à moi, car je ne pense pas que je ne t’obéisse encore désormais. Je te dirai ceci ; garde le dans ton esprit : « Je ne combattrai contre personne pour garder cette vierge, puisque vous voulez m’enlever ce que vous m’avez donné ; mais tu n’emporteras rien contre mon gré de toutes les autres choses qui sont dans ma nef noire et rapide. Tente-le, assume ce danger, et tous le verront : aussitôt ton sang noir ruissellera le long de ma lance. »

S’étant ainsi outragés en paroles, ils se levèrent et rompirent l’assemblée qui se tenait auprès des nefs des Achéens. Et le fils de Pélée se retira, avec Patrocle et ses compagnons, vers ses tentes. Et l’Atride lança à la mer une nef rapide, l’arma de vingt avirons, y mit une hécatombe pour le Dieu et y conduisit lui-même Chryséis aux belles joues. Et le chef en fut le subtil Ulysse.

Et pendant qu’ils naviguaient sur les flots marins, l’Atride ordonna au peuple de se purifier. Et ils se purifiaient tous, et ils jetaient leurs souillures dans la mer, et ils sacrifiaient à Apollon des hécatombes choisies de taureaux et de chèvres, le long du rivage de la mer immense. Et l’odeur en montait vers le Ciel, dans un tourbillon de fumée.

Et pendant qu’ils faisaient cela, Agamemnon n’oubliait ni sa colère, ni la menace faite à Achille. Et il interpella Talthybios et Eurybate, qui étaient ses hérauts favoris.

Agamemnon

— Allez à la tente du fils de Pélée, Achille. Saisissez-vous de Briséis aux belles joues ; et, s’il ne la donnait pas, j’irai la saisir moi-même avec un plus grand nombre, et ceci lui sera plus douloureux.

5 – La tristesse d’Achille

[R]***

Et il les envoya par ces âpres paroles. Et ils marchaient à regret le long du rivage de la mer immense, et ils parvinrent aux tentes et aux nefs des Myrmidons. Et ils trouvèrent le fils de Pélée assis auprès de sa tente et de sa nef noire, et Achille ne fut pas joyeux de les voir. Effrayés et pleins de respect, ils se tenaient devant le Roi, et ils ne lui parlaient pas, ni ne l’interrogeaient. Il les comprit dans son âme et dit :

Achille

— Salut, messagers de Zeus et des hommes ! Approchez. Vous n’êtes pas coupables envers moi, c’est bien Agamemnon qui l’est, qui vous envoie chercher la vierge Briséis. Debout, divin Patrocle, amène-la, et qu’ils la prennent ! Mais vous en serez tous deux témoins devant les Dieux bienheureux, devant les hommes mortels et devant ce roi féroce, si jamais l’on a besoin de moi pour empêcher la destruction de tous les Achéens. Il est plein de fureur et de pensées mauvaises, et il ne se souvient de rien, et il ne prévoit rien pour que les Achéens combattent en sécurité auprès des nefs.

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G. Cades, Achille et Briséis, dessin, Musée Fabre, Montpellier

Il parla ainsi, et Patrocle obéit à son compagnon bien-aimé. Il conduisit hors de la tente Briséis aux belles joues, et il la livra pour être emmenée. Et les hérauts retournèrent aux nefs des Achéens, et la jeune femme allait, les suivant à contrecœur. Et Achille, en pleurant, s’assit, loin des siens, sur le rivage blanc d’écume, et, regardant la haute mer toute noire, les mains étendues, il supplia sa mère bien-aimée[Note_20] :

Achille

— Mère ! puisque tu m’as enfanté pour vivre peu de temps, Zeus Olympien qui tonne dans les nues devrait m’accorder au moins quelque honneur ; mais il le fait maintenant moins que jamais. Et voici que l’Atride Agamemnon, qui commande à tous, m’a couvert de honte, et qu’il possède ma récompense qu’il m’a reprise.

Il parla ainsi, versant des larmes. Et sa mère vénérable l’entendit, assise au fond de l’abîme, auprès de son vieux père. Et, aussitôt, elle émergea de la blanche mer, comme une nuée ; et, s’asseyant devant son fils qui pleurait, elle le caressa de la main et lui parla :

Thétis

― Mon enfant, pourquoi pleures-tu ? Quelle amertume est entrée dans ton âme ? Parle, ne me cache rien, afin que nous sachions tous deux.

Et Achille aux pieds rapides parla avec un profond soupir :

Achille

― Tu le sais ; pourquoi te dire ce que tu sais ? Nous sommes allés contre Thébé[Note_21] la sainte, la ville d’Éétion[Note_22], et nous l’avons saccagée, et nous avons tout pillé ; et les fils des Achéens, s’étant partagé le butin, donnèrent à l’Atride Agamemnon Chryséis aux belles joues. Mais ensuite, Chrysès, prêtre de l’archer Apollon, vint auprès des nefs rapides des Achéens revêtus d’airain, pour racheter sa fille. Et il apportait la rançon infinie de son affranchissement, et, dans ses mains, il tenait les bandelettes de l’archer Apollon, suspendues au sceptre d’or. En suppliant, il pria tous les Achéens, et surtout les deux Atrides, princes des peuples. Et tous les Achéens, par des rumeurs favorables, voulaient qu’on respectât le prêtre et qu’on reçût la rançon splendide. Mais cela ne plut pas à l’âme de l’Atride Agamemnon, et il le chassa outrageusement avec une parole violente. Et le vieillard irrité se retira. Mais Apollon exauça son vœu, car il lui est très cher. Il envoya contre les Argiens une flèche mauvaise ; et les peuples périssaient en masse ; et les traits du Dieu sifflaient au travers de la vaste armée achéenne. Un sage devin interpréta dans l’assemblée les volontés sacrées d’Apollon. Aussitôt, le premier, je voulus qu’on apaisât le Dieu. Mais la colère saisit l’Atride, et, se levant soudainement, il prononça une menace qui s’est accomplie. Les Achéens aux sourcils arqués ont conduit la jeune vierge à Chrysé, sur une nef rapide, emportant des présents pour le Dieu ; mais deux hérauts viennent d’emmener de ma tente la vierge Briséis que les Achéens m’avaient donnée. Toi, si tu le veux, secours ton fils bien-aimé. Monte à l’Ouranos olympien et supplie Zeus, puisque tu as déjà touché son cœur par tes paroles et par tes actions. Souvent, je t’ai entendue, dans la demeure paternelle, quand tu disais que, seule parmi les immortels, tu avais déjoué un indigne traitement fait à Zeus, fils de Cronos, qui amasse les nuées, alors que les autres habitants de l’Olympe, Héra, Poséidon et Pallas Athéna voulaient l’enchaîner. Et toi, Déesse, tu accourus, et tu le délivras de ses liens, en appelant dans le vaste Olympe le géant aux cent mains, que les Dieux nomment Briarée[Note_23], et que les hommes nomment Égéon. Et celui-ci était beaucoup plus fort que son père, et il s’assit, orgueilleux de sa gloire, auprès du fils de Cronos ; et les Dieux bienheureux en furent épouvantés et n’enchaînèrent pas Zeus. Maintenant, rappelle ceci à sa mémoire ; enlace ses genoux ; et que, venant en aide aux Troyens, ceux-ci repoussent, en un grand massacre, les Achéens vers la mer et dans leurs nefs. Que les Argiens subissent les erreurs de leur Roi, et que l’Atride Agamemnon qui commande au loin souffre de sa faute, puisqu’il a outragé le plus brave des Achéens.

FIN DE L’EXTRAIT