Préface des Editions de Londres

« La Curée » est un roman d’Emile Zola publié en 1872. Deuxième de la série des Rougon-Macquart, selon l’auteur : « Dans l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, La Curée est la note de l’or et de la chair. » « La Curée » est le deuxième commencement des Rougon-Macquart : l’action s’y passe à Paris, on y trouve déjà le regard critique qui observe les mœurs de la Bourgeoisie, des parvenus et des déshérités du Second Empire. Zola reste le romancier de la gauche parisienne, comme Balzac est celui de la droite, Flaubert l’auteur de la bourgeoisie de Province, et Stendhal, Stendhal, on ne sait pas très bien. « La Curée » était huitième sur la liste des Rougon-Macquart les plus vendus en 1993, ce qui est un net progrès sur le début du siècle (liste de 1927-1928).

L’intrigue et la genèse de la Curée

L’intrigue est simple : nous sommes au début du Second Empire. Et c’est « La Curée », c’est-à-dire que les fauves se jettent sur le gibier. Les fauves, ce sont tous les profiteurs d’un régime de débauche, de corruption, et d’immoralité. Le gibier, ce sont tous ceux qui n’appartiennent pas à la race des fauves. Rappelons-le, si La fortune des Rougon est une mise en place de la série, « La Curée » est censée donner le vrai ton à l’ensemble. Quoi de mieux trouvé que l’histoire de la réussite d’Aristide Rougon, ou plutôt Aristide Saccard, qui, après des débuts difficiles, va bâtir une fortune sur la destruction de Paris sur fond de débauche mêlant sexe et argent, ou or et chair, comme le dit Zola, certainement le ressort du Second Empire, la contribution de Napoléon III à l’histoire de France.

Zola avait achevé le premier chapitre, celui de la promenade au bois, avant même qu’il ne termine La fortune des Rougon, c’est-à-dire avant la guerre franco-prussienne et la fin de l’Empire. L’auteur s’attaquait pour ce deuxième volume à un monde qu’il connaissait mal, celui du tout-Paris, celui de la finance, de la spéculation immobilière, du luxe, des parvenus, des réussites météoriques. Zola était un redoutable rat de bibliothèque, les recherches qu’il faisait sur chaque sujet étaient poussées. Pour que sa théorie sociale et scientifique tienne la route, il lui fallait une transcription irréprochable de la réalité qu’il peignait. Alors, Zola se renseigna auprès de plusieurs carrossiers afin d’écrire son premier chapitre, celui de la promenade au bois en voiture, il fit aussi des recherches fouillées pour décrire l’hôtel particulier de Saccard, il parvint même à rencontrer Jules Ferry, l’auteur des "Comptes fantastiques d’Haussmann", pour qu’il lui parle des travaux... d’Haussmann.

Le roman des grands travaux d’Haussmann

Pour Les Editions de Londres, sans oublier Renée, laquelle couche avec le père, avec le fils, qui fait partie comme Nana de ces personnages qui représentent toute la corruption du régime, « La Curée » c’est avant tout le roman de la transformation de Paris par le Baron Haussmann.

Et en cela, le second volume des Rougon-Macquart a une valeur documentaire exceptionnelle. Rendez-vous compte par vous-même : « Une girouette oubliée grinçait au bord d’une toiture, tandis que des gouttières à demi détachées pendaient, pareilles à des guenilles. Et la trouée s’enfonçait toujours, au milieu de ces ruines, pareille à une brèche que le canon aurait ouverte ; la chaussée, encore à peine indiquée, emplie de décombres, avait des bosses de terre, des flaques d’eau profondes… ». C’est Paris qui pousse son dernier soupir…

Le Paris actuel est vraiment fondé sur un triple paradoxe.

D’abord, Paris exerce sur le reste de la France une domination sans parallèle dans le monde. Même Ulan-Bator, qui concentre pourtant plus de la moitié de la population de la Mongolie, et encore si on compte les yaks, même Ulan-Bator permet parfois à des jeunes de province, des artistes, des écrivains, des entrepreneurs, ou des provinciaux mongols tout simplement, d’exprimer leur opinion sans contrainte ni censure. La domination parisienne sur le reste de la France est une domination totale, exclusive, sans partage, celle d’une caste qui se repose les lauriers sur la tête au sommet d’une pyramide sociale dont elle démonte et remonte les éléments sans se préoccuper des plaintes qui s’élèvent du bas. C’est un club exclusif auquel on se doit d’appartenir si on veut avoir le droit de dîner en ville jusqu’à minuit avec Sollers et BHL, ou même d’autres, si on veut recevoir les livres de la rentrée littéraire avant tout le monde, si on veut connaître les résultats des élections en même temps que les journalistes de TF1, si on veut prendre ses vacances au même moment que ceux qui décident du destin de la France, si on veut avoir le droit d’allumer les flics dans Libération tout en bénéficiant de leurs rondes de quartier quand on part en vacances …

Le deuxième paradoxe, c’est que Paris est intouchable. Paris, la Capitale, la Ville-Lumière. Rien de plus beau : les grands boulevards, les promenades sur les quais de Seine, la place de la Concorde après le dîner en ville avec Sollers et BHL, les expos au Louvre, à couper le souffle, l’envie du monde entier, l’équivalent en terme de masturbation architecturale de la photo de Kim Kardashian sur papier glacé. Le côté pile de l’intouchabilité c’est qu’on ne peut justement pas…y toucher. L’équivalent de violer le lévrier afghan d’un chauffeur de taxi pashtoun perdu dans le centre de Londres, ou pire encore, sa fille qu’il avait réservée à son cousin de Kandahar. Cela ne se fait pas. Paris, pas touche ! Si on y touche, c’est le déferlement, la giboulée de printemps, « La curée » justement, sur le pauvre provincial, le poujadiste-marinelepeno-nicolsdupontd’aignan-bushiste, le type qui n’arrive même pas à respecter ce que les petits gars de banlieue respectent, lorsqu’ils débarquent dans le Paris- Shangri La -Olympe- Utopia, pour gentiment casser quelques vitrines à la remorque d’une manifestation étudiante, ou pour, en bons citoyens, tabasser un peu les dits étudiants blondinets qui s’aventurent à l’Est jusque vers République, comme leurs papas avant allaient aux putes, alors le type qui critique Paris, on devrait ré-instituer la garde de vue de soixante douze heures, avec interrogatoire poussé, rien que pour lui.

Le troisième paradoxe, c’est que les Parisiens en question qui sommeillent du haut de leur pyramide du Louvre, quand on les interroge sur leurs préférences architecturales, ce que firent Les Editions de Londres pendant des mois, on obtient, selon les générations, Venise (Mitterrand), Naples (Debray), Prague, Séville…Mais on n’obtient jamais Détroit, Bucarest, ni même Ulan-Bator, ville que nous connaissons bien pour avoir hésité à y installer à une époque économique difficile le siège dispendieux des dites Editions de Londres. Pourtant, l’histoire de ces trois villes est riche d’enseignements.

Detroit fut fondée en 1701 par Antoine de Lamotte-Cadillac. Et bien, la ville, symbole de grosses voitures et de gratte-ciels qui s’élèvent vers le ciel azuré, n’a guère changé pour plus de cinquante pour cent depuis le milieu du Dix Neuvième siècle.

Ulan-Bator fut fondée par un cousin germain de Gengis Khan, et le régime communiste en place en détruisit à peu près le tiers, mais cela a peu d’importance sauf si l’on goûte vraiment des immeubles soviétiques qui s’écroulent tout seuls dans une région pourtant réputée pour l’absence de tremblements de terre et de typhons, ce qui explique d’ailleurs la prolifération de yaks dont le lait assure aux cavaliers mongols leur bonne santé, puisque ces derniers s’aventurèrent jusque sur les montagnes du Népal où il firent des petits Gurkhas, d’où le lien entre le lait de yak et les non moins célèbres Editions de Londres.

Bucarest, fondée alors là il y a bien longtemps par le comte Dracula, et un peu refondée par l’un de ses descendants, lointain cousin de Vlad l’Empaleur, j’ai nommé Nicolae Ceausescu le tristement célèbre, Bucarest, aucun Parisien qui chante un hymne à Paris sous le clair de lune, aucun de ces aèdes modernes ne va poser sa lyre et prétendre que Ceausescu n’a pas un peu tout cassé dans ce magnifique Bucarest dont même Carrère parle avec horreur dans Limonov. Bon, les chiffres : Nicolae a rasé et reconstruit à peu près un cinquième de la ville. Bon, il a aussi fait pas mal de choses inqualifiables que l’on ne peut évidemment pas reprocher à Haussmann, mais ce n’est pas là notre sujet.

Haussmann et Ceausescu : une conception explosive de l’architecture

Maintenant, regardons les faits avec objectivité. Napoléon III et son compère, le baron Haussmann ont détruit à peu près soixante pour cent de Paris. Sous des prétextes fallacieux, santé publique, surpopulation, mauvaises conditions de vie des ouvriers, ils ont pillé les comptes de la France pour créer une capitale impériale, afin d’en mettre plein la vue à tous les grands d’Europe et à leurs maîtresses, inaugurant ainsi une tradition bien française qui se contente sans ciller de défaites politiques à condition qu’on laisse aux généraux aux petits pieds le devant de la scène afin qu’ils paradent, qu’ils prennent des poses, qu’ils chantent leur cocorico, qu’ils exécutent leur petite danse du paon.

Au total c’est soixante pour cent de Paris qui passe à la trappe, ainsi que plus de cinq cent millions de francs de l’époque, l’équivalent de dix porte-avions nucléaires, qui retombent dans la poche de tous leurs profiteurs assoiffés de bonne chère, de carrosses, de paillettes, de cocottes et de lits aux draps de soie dans les hôtels particuliers, qu’ils firent bâtir le long des avenues larges et éclairées au gaz, dégagées des pauvres dont ils n’ont plus à supporter les effluves, puisque ces derniers, expulsés vers l’Est de Paris, sont maintenant bien visibles et à portée de canon si par malheur il leur prenait l’envie de protester en arpentant les dites avenues larges où on peut donner aisément la charge.

Voilà, rien que pour ce témoignage essentiel, « La Curée », on adore. De plus, on apprend grâce aux Editions de Londres qu’applaudir Paris, cela revient à critiquer Ceausescu pour son manque d’ambition architecturale. Applaudir Paris, c’est dire, comme quarante millions de Roumains : nous aussi, on aurait voulu notre Paris à la Haussmann.

© 2011- Les Editions de Londres