Prologue de l’auteur

[O]

T

rès illustres et très chevaleresques champions, gentilshommes et autres, vous qui vous adonnez volontiers à tout ce qui est noble et honnête, vous avez vu naguère, lu et connu les Grandes et inestimables Chroniques de l’énorme géant Gargantua[Note_1] et, en vrais fidèles, vous les avez crues avec empressement, et vous y avez maintes fois passé votre temps avec les honorables dames et demoiselles, leur en faisant de belles et longues narrations alors que vous étiez sans sujet de conversation. Cela vous rendait dignes de grandes louanges et d’un souvenir éternel.

Plût à Dieu que chacun laisse sa propre besogne, ne se soucie pas de son métier et oublie ses propres affaires, pour s’y consacrer entièrement, sans que son esprit ne soit distrait par ailleurs, ni préoccupé, jusqu’à les connaître par cœur, afin que, si un jour l’art de l’imprimerie disparaissait, ou au cas où tous les livres périssaient, qu’à l’avenir, chacun put bien nettement les enseigner à ses enfants et à ses successeurs et qu’elles survivent transmises de main en main, comme une religion secrète. Car on y trouve plus d’intérêt que, peut-être, ne le pensent un tas de gens grossiers tout couverts de croûtes, qui comprennent beaucoup moins bien ces petites plaisanteries que Raclet ne comprend les Institutes[Note_2] de Justinien.

[O]

J’ai connu de hauts et puissants seigneurs en bon nombre, qui, allant à la chasse au gros gibier ou à la chasse avec un faucon, et qu’il arrivait qu’ils ne rencontrent pas de bêtes dans les fourrés ou que le faucon se mit à planer, voyant la proie partir à tire-d’aile, étaient bien contrariés, comme vous pouvez le comprendre, et, pour ne pas perdre courage, ils se réconfortaient en se rappelant les inestimables faits dudit Gargantua.

D’autres, de par le monde (ce ne sont pas des fariboles) qui, étant grandement affligés par un mal aux dents, après avoir dépensé tous leurs biens en médecins sans aucun profit, n’ont pas trouvé de remède plus expéditif que de mettre les chroniques de Gargantua entre deux beaux linges bien chauds et de les appliquer à l’endroit de la douleur, comme un cataplasme, en y ajoutant un peu de poudre de perlimpinpin.

[O]

Mais que dirais-je des pauvres vérolés et des pauvres goutteux ? Oh ! combien de fois les a-t-on vus, alors qu’ils étaient bien enduits et huilés à point, le visage reluisant comme la serrure d’un saloir, les dents tremblantes comme font les touches d’un clavier d’orgue ou d’épinette quand on en joue et la bouche écumante comme un sanglier que la meute a acculé dans le piège ! Que faisaient-ils alors ? Leur seule consolation était d’entendre lire quelques pages de ce livre, – et nous en avons vu qui se donnaient à tous les diables s’ils ne sentaient pas d’allègement manifeste à sa lecture, – lorsqu’ils étaient dans leur étuve ni plus ni moins que les femmes en mal d’enfant quand on leur lit la vie de sainte Marguerite.[Note_3]

N’est-ce rien que cela ? Trouvez-moi un livre, en quelque langue, sur quelque sujet et quelque science que ce soit, qui ait de telles vertus, propriétés et prérogatives, et je vous paierai une pinte de tripes. Non, Messieurs, non ! Il est sans pareil, incomparable et sans modèle. Je maintiendrai cela jusque dans le feu. Et ceux qui voudraient maintenir le contraire, traitez-les d’abuseurs, de mécréants[Note_4], d’imposteurs et de séducteurs.

[O]

Il est bien vrai que l’on trouve dans certains livres dignes de mémoire certaines propriétés occultes, – parmi ces livres, on peut ranger Fessepinte, Orlando furioso, Robert le Diable, Fierabras, Guillaume sans peur, Huon de Bordeaux, Montevieille et Matabrune[Note_5], – mais ils ne sont pas comparables à celui dont nous parlons. Et le monde a bien reconnu par son expérience infaillible le grand avantage et l’utilité de la Chronique Gargantuine[Note_6], car il en a été vendu plus par les imprimeurs en deux mois qu’on a acheté de Bibles en neuf ans.

Voulant donc, moi, votre humble esclave, accroître davantage votre passe-temps, je vous offre maintenant un autre livre du même tonneau, sinon qu’il est un peu plus véridique et digne de foi que n’était l’autre. Car ne croyez pas, si vous ne voulez pas vous égarer, que j’en parle sans savoir. Je ne suis pas né sur une telle planète et il ne m’arrive jamais de mentir, ou d’assurer quelque chose qui n’est pas véritable. J’en parle comme un joyeux protonotaire[Note_7], et même, dirais-je, un crotte-notaire des amants martyrs, et un croque-notaire de l’amour, j’en parle en témoin oculaire. Ce sont les horribles faits et prouesses de Pantagruel que j’ai servi depuis que je n’ai plus été page jusqu’à présent, et qui m’a donné congé pour que je vienne en visite dans mon pays pour savoir si certains de mes parents étaient toujours en vie.

[O]

Pourtant, avant que je mette fin à ce prologue, je veux être voué aux cent mille diables, corps et âme, tripes et boyaux, au cas où je mentirais d’un seul mot dans toute cette histoire. De même, que le feu saint Antoine[Note_8] vous brûle, que l’épilepsie vous jette à terre, que la foudre vous abatte, qu’un ulcère vous rende boiteux, qu’un flux de sang vous vienne, que

Le mal fin feu[Note_9] de ricqueraque,
Aussi menu que poil de vache,
Tout renforcé de vif argent,
Vous puisse entrer au fondement,

et que comme Sodome et Gomorrhe vous puissiez tomber dans le souffre, le feu et l’abîme, au cas où vous ne croiriez pas fermement tout ce que je vous raconterai dans cette chronique !

img004.jpg