Chapitre premier.
Comment Pantagruel navigua sur la mer, pour visiter l’Oracle de la dive Bacbuc.

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u mois de juin, le jour des fêtes Vestales[Note_77] : le jour où Brutus conquit l’Espagne, et vainquit les Espagnols, le jour aussi où Crassus l’avaricieux fut vaincu et défait par les Parthes, Pantagruel prenant congé du bon Gargantua son père, qui priait (comme c’était la louable coutume en l’Église primitive entre les saints chrétiens) pour que son fils ait une navigation prospère, prit la mer avec toute sa compagnie, au port de Thalasse, accompagné de Panurge, frère Jean des Entommeures, Épistémon, Gymnaste, Eusthène, Rhizotome, Carpalim, et d’autres de ses serviteurs et anciens domestiques ; était là aussi Xénomane[Note_78], le grand voyageur et traverseur des voies périlleuses[Note_79], lequel était arrivé quelques jours avant à la demande de Panurge. Ce dernier, pour certaines bonnes causes, avait dessiné et laissé à Gargantua sur sa grande et universelle carte marine, la route qu’ils suivraient pour visiter l’oracle de la dive Bouteille Bacbuc[Note_80].

Le nombre des navires fut tel que je vous l’ai exposé au Tiers Livre, accompagnés de trirèmes, ramberges, galions, et liburniques en nombre pareil ; bien équipés, bien calfatés, bien munis, avec abondance de pantagruélion. L’assemblée de tous les officiers, interprètes, pilotes, capitaines, nochers, mousses, rameurs, et matelots se fit sur la Thalamège[Note_81]. Ainsi était nommé le grand navire de commandement de Pantagruel. Il avait en poupe, pour enseigne, une grande et ample bouteille à moitié d’argent bien lisse et poli, l’autre moitié était d’or émaillé de couleur incarnat. En quoi il était facile de juger que blanc et clairet étaient les couleurs des nobles voyageurs, et qu’ils naviguaient pour avoir le mot de la Bouteille.

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Sur la poupe du second navire était placée haut une lanterne ancienne faite industrieusement en pierre phengitide et spéculaire[Note_82] : dénotant qu’ils passeraient par le Lanternais.

Le troisième, pour emblème, avait un beau et profond hanap[Note_83] de porcelaine.

Le quatrième, un petit pot d’or à deux anses qui ressemblait à une urne antique.

Le cinquième, un broc remarquable en sperme d’émeraude[Note_84].

Le sixième, un bourrabaquin monacal fait des quatre métaux ensemble[Note_85].

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Le septième, un entonnoir en ébène tout orné d’or en filet.

Le huitième, un gobelet de lierre bien précieux battu d’or à damasquiné.

Le neuvième, un verre d’or fin affiné au feu.

Le dixième une coupe en aalloche[Note_86] odorant (on l’appelle bois d’aloès) décoré d’or de Chypre ouvragé à la persane.

Le onzième, une hotte d’or faite en mosaïque.

Le douzième, un baril en or terni couvert d’une vignette de grosses perles indiennes en forme d’animal.

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De telle sorte qu’il n’y avait personne si triste, fâché, rechigné, ou mélancolique qu’il fut, ni même pas Héraclite le pleureur[Note_87] s’il y avait été, qui n’entrât dans une joie nouvelle, et qui ne sourit de bon cœur, voyant ce noble convoi de navires avec leurs enseignes, et qui ne se dit que les voyageurs étaient tous des buveurs gens de bien et qui ne fit le pronostic certain que le voyage tant à l’aller qu’au retour se passerait dans l’allégresse et une santé parfaite.

Sur la Thalamège donc, se tint l’assemblée de tous. Là, Pantagruel leur fit une brève et sainte exhortation, toute relevée des propos extraits de la sainte Écriture, sur le sujet de la navigation. L’exhortation finie, fut dite haute et claire une prière à Dieu qu’écoutaient et entendaient tous les bourgeois et citadins de Thalasse, qui étaient accourus sur le môle pour voir l’embarquement.

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Après l’oraison fut chanté mélodieusement le psaume du saint roi David, qui commence par : « Quand Israël hors d’Égypte sortit. » Le psaume achevé on dressa les tables sur le tillac, et la nourriture fut promptement apportée. Les Thalassiens qui eux aussi avaient chanté le psaume, firent apporter de leurs maisons beaucoup de vivres et de vins. Tous burent à eux. Ils burent à tous. Ce fut la raison pour laquelle aucune personne de l’assemblée ne vomit jamais durant la navigation, ni n’eut de perturbation d’estomac ni de tête. À ces inconvénients, ils n’auraient pas aussi commodément échappé en buvant pendant quelques jours auparavant de l’eau de mer pure ou mélangée avec le vin, ou en absorbant de la chair de coings, de l’écorce de citron, du jus de grenades aigres-douces ; ou en faisant une longue diète ; ou en se couvrant l’estomac avec du papier ; ou en utilisant tout autre moyen que ces fous de médecins ordonnent à ceux qui vont en mer.

Ayant souvent renouvelé leurs boissons, chacun se retira dans son navire ; et de bonne heure, ils firent voile au vent grec levant selon lequel le pilote principal nommé Jamet Brayer[Note_88], avait défini la route, et dressé la calamite[Note_89] de toutes les boussoles. Car son avis, et celui de Xénomane aussi, était, vu que l’oracle de la dive Bacbuc se trouvait près du Cathay[Note_90] en Inde supérieure, de ne pas prendre la route ordinaire des Portugais, qui passant par l’équateur, et le cap de Bonne Espérance à la pointe sud de l’Afrique, au-delà de l’équateur et perdant de vue le guide du pôle Nord, font une navigation énorme ; mais de partir vers l’ouest en suivant au plus près le parallèle de cette partie de l’Inde qui est à la même latitude que le port d’Olonne. Ils tourneraient autour du pôle Nord sans trop s’en approcher, de peur d’entrer et d’être retenus dans les glaces de l’océan arctique[Note_91]. Et suivant au retour ce même parallèle, ils l’auraient à droite en allant vers l’est, alors qu’à l’aller il était à leur gauche.

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Ce fut pour eux d’un profit incroyable. Car sans naufrage, sans danger, sans perte de leurs gens, en grande sérénité (exceptées un jour près de l’île des Macréons), ils firent le voyage des Indes orientales en moins de quatre mois ; voyage que feraient les Portugais difficilement en trois ans, avec mille peines, et dangers innombrables. Et j’ai cette opinion, sauf meilleur jugement, qu’une telle route, par chance, fut suivie par les Indiens, qui naviguèrent en Germanie, et furent honorablement traités par le roi des Suèves[Note_92], au temps où Quintus Metellus Celer[Note_93] était proconsul de Gaulle, comme le décrivent Cornelius Nepos, Pomponius Mela, et aussi Pline[Note_94] après eux.

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La Thalamège. Ainsi était nommé le grand navire de commandement de Pantagruel.