Aux Editions de Londres nous aimons bien nous tromper. Se tromper, à notre ère du tout parler correct, ça veut dire que l'on a réfléchi, que l'on s'est servi de son cerveau autrement que pour prononcer la parole idoine. Mais parfois, nous ne nous trompons guère. Ainsi, nous avions dit il y a déjà plusieurs années que nous anticipions l'apparition du terrorisme d'extrême droite en Europe Occidentale. C'est le cas. Pourtant, la réalité est plus complexe.

Il y a quatre jours, les journaux anglais rapportaient trois faits divers, page par page, sans pour autant les rapprocher plus que ça. Pourtant, ces trois faits se sont produits dans trois pays européens différents, ils ont été commis par des ressortissants de trois nationalités, et ils s'échelonnent très clairement sur l'échelle de la violence et de la gratuité. Les seuls points communs : ce sont des actes de violence, gratuite, le fait d'individus solitaires.

D'abord, l'attentat de Liège perpétré par un trafiquant de drogue récemment sorti de prison après une condamnation de cinq ans, dont son avocat dit qu'il se sentait persécuté et suivi par la police. L'individu était en possession d'un véritable arsenal de guerre. Je ne vous ferais pas l'énumération, il y a les journaux pour ça, et puis, il s'agit ici d'un blog littéraire, crénom de nom. L'auteur des faits était supposé se rendre à une convocation de justice. Qui sait ce qui s'est passé dans sa tête ? Plutôt que de retourner en prison, il a décidé d'en finir en transformant le centre-ville de Liège en zone de guerre. Le bilan, ce sont cinq morts et cent vingt trois blessés.

Le même jour on découvre l'histoire d'un militant d'extrême droite qui assassine deux vendeurs à la sauvette sénégalais sur un marché de Florence. Cette fois-ci, il ne s'agit pas d'un repris de justice, mais bien d'un militant d'un parti fascisant, Casa Pound. Ce qui est extraordinaire, c'est que dans le cas liégeois, il est fort probable que les gens aient d'abord cru à une attaque terroriste à la Mumbai (scénario d'attaque terroriste urbaine par des individus armés et organisés qui ont le potentiel de semer la terreur dans une ville pendant quelques heures, cas de figure dont la manifestation possible inquiète beaucoup les services secrets des pays européens). Heureusement, aucun lien n'ayant été fait entre le tueur et l'islamisme, le fait a donc été présenté comme un acte « spontané », « gratuit », visant à donner la mort. Dans le cas florentin, on a parlé de motivations politiques, mais exactement comme Breivik, la plupart veulent que Gianluca Casseri soit fou. Il le faut car il ne faut pas admettre les nombreux signes inquiétants qui menacent la société : crise économique généralisée, crise de l'euro, radicalisation de nombreuses populations en fonction de leur foi, de leurs origines ethniques, de leurs affiliations politiques, marchandisation de la violence, non-réforme du système bancaire après les évènements de 2008, échanges xénophobes devenus normaux entre Gouvernements (voir la performance de la classe politique française qui passe d'une croisade anti-allemands à une croisade anti-anglais)...Donc, tout comme Breivik, Casseri n'est pas un terroriste. Ils ne rentrent pas dans leurs cases prédéterminées. On a trop peur de donner des idées aux autres. Il tue deux sénégalais parce que...ils sont sénégalais, en pleine place publique, au hasard, sur la base d'un programme politique assez connu. Mais ce n'est pas du terrorisme. Quant au tueur liégeois, il sort en pleine ville, et lance des grenades puis tire à l'arme automatique sur les passants et sur la foule, mais ce n'est pas un terroriste ?

Alors, qu'est ce qu'un terroriste ? Un terroriste est un criminel qui commet son crime contre la société. En estampillant l'appellation « terroriste » sur des ressortissants de pays étrangers dont les opinions politiques sont en contradiction avec la politique étrangère américaine, George Bush s'autorise la War on Terror, et peut envoyer ses troupes à peu près où il veut, puisqu'il en a maintenant l'autorisation sémantique. Depuis la généralisation du mot et sa connotation politique très spécifique, on ne sait plus très bien sur quel pied danser. Alors, selon l'agenda idéologique auquel on obéit on l'utilise allègrement, ou on refuse de l'utiliser. Ainsi, des rebelles, des groupes armés révolutionnaires deviennent des terroristes, des islamistes radicaux deviennent des terroristes en puissance, mais les terroristes d'extrême droite sont des fous. Je ne m'attarderai pas sur le racisme latent que ceci indique, un racisme socialement acceptable, celui où l'on demande des standards plus élevés à ceux qui font partie de notre monde pendant que l'on témoigne d'une tolérance hypocrite, voire post-colonialiste vis-à-vis de ceux qui ne nous ressemblent pas.

Enfin, le troisième fait divers n'a rien à voir avec le meurtre mais il nous permet peut être de découvrir le chaînon manquant à ce cocktail explosif qu'un barman fou est en train de préparer devant nos yeux. Il s'agit d'une petite fille de treize ans dont la photo fait le même jour la une des quotidiens gratuits et des tabloïds. Cette petite fille a écrit une lettre au Père Noël. Elle demande une longue liste de cadeaux. Mais surtout elle menace le Père Noël de le tuer s'il ne lui amène pas son BlackBerry et Justin Bieber. Que l'on veuille attenter aux jours du Père Noël pour une marque en déclin et un chanteur tout juste pubère nous semble incompréhensible, mais nous n'avons pas treize ans. La question qui n'a évidemment pas été posée, c'est comment une histoire aussi insignifiante et stupide a retenu l'attention des journaux, et surtout comment ils en ont eu connaissance, et là, la seule explication, c'est la mère de la petite fille. Ce qui la motive pour raconter son histoire sordide à la presse, on le devine, le gain, la notoriété ; elle et sa fille comprennent le monde actuel bien davantage que nombre de ses élites qui pourtant ne nous demandent jamais notre avis. Mais passons...Ce qui est beaucoup plus intéressant, c'est ce que la gamine dit à la fin de sa lettre, c'est sa conclusion, c'est sa raison, sa logique à elle : « I want all of these things, and I don't see why I shouldn't get them ».

Nous avions déjà assemblé plusieurs pièces du puzzle : politiquement correct, démocratie en déliquescence, surmédiatisation ou dictature des média, accès historiquement facile aux armes de guerre, culture de la célébrité qui produit des générations de frustrés, faillite du système éducatif pour tous qui recrée une société de classes férocement compartimentée ...Il nous manquait l'essentiel, le mobile : il n'y a pas de raison que je ne les aie pas, ces choses qui m'ont été promises. Finalement, ces gens qui s'en prennent aux étrangers sur les marchés à la sauvette, ou alors ces repris de justice qui lancent des grenades dans la foule parce qu'ils ne veulent pas retourner en prison, ou encore (et nous ne sommes pas idiots, nous savons bien que la comparaison est abusive, mais nous posons une question) ces enfants qui menacent le Père Noël de mort parce qu'ils ne voient aucune raison à ce qu'on les prive de ce qui leur est du, ne partagent-ils pas quelque chose de plus profond ? On leur a promis une société idéale, elle leur a failli, maintenant il est temps que la société paye. Alors, qui est fou ?