Je viens de terminer « On ne tue pas les gens », d'Alain Defossé, chez Flammarion. C'est vrai, aux Editions de Londres, nous voulons faire des critiques littéraires, parce que, pour nous, il n'existe rien, ou presque rien (« rien » nous semble un peu absolu, pour des anti-dogmatiques de notre espèce) de sacré ou de tabou, comme de critiquer des livres publiés par d'autres éditeurs. Toutefois, nous n'en abusons pas, parce que s'il est bon de confondre les genres, de perdre un peu le public dans le nuage de poussière qui s'élève, normal, avec tous ces murs de séparation qui s'effondrent, et toutes ces icônes de plâtre dont les membres épars transforment le paysage littéraire autrefois bien structuré, bien ordonné, en un vrai champ de fouilles archéologiques, préalable nécessaire, nous le croyons, à l'édification de nouveaux temples, lesquels devront, être abattus par d'autres barbares,...et bien, il faut de la modération en toute chose.

Donc, nous avons lu « On ne tue pas les gens » d'Alain Defossé, et on a aimé. C'est un très bon livre. Pas un livre qui change nos vies, mais un très bon livre tout de même. Defossé a été le témoin accidentel d'un meurtre, dix ans avant l'écriture du livre. Il n'a pas vraiment vu le crime à proprement parler, mais il a assisté à tous les éléments préalables à un acte dont il ne soupçonnait pas le moins du monde qu'il puisse se produire, dans un endroit dont il était familier, commis par quelqu'un qu'il considérait comme un ami. C'est intéressant, c'est rare, il est clair que Defossé ne s'en est pas remis. Il semble perdu entre deux sentiments : un incroyable sentiment de culpabilité, mais aussi une irréalité qui a déséquilibré son existence, et ce faisant, lui a ôté sa liberté ?

On le comprend. En revanche, il nous est impossible, à nous lecteur, de nous mettre à sa place. Et une fois le livre refermé, je dois reconnaître que je ne me sens pas proche, mais bien plus éloigné de lui. Je ne le comprends pas. Et le livre, qui aurait du être un formidable exercice d'humanité, un truc poignant, étonnant, qui nous émeut, nous fascine, nous donne la chair de poule, qui nous remue la catharsis jusqu'à la fibre, devient un lancinant travail d'intellectualisation, un commentaire de texte sur la province en déliquescence, une réalisation résignée qu'il existe une humanité différente. Pourtant, tous les éléments étaient là : une réalité physique, la femme fatale des années quatre vingt dix, égérie de cité, qui déboule dans un bar, avec trois types loûches, confrontation larvée avec les symboles de la province qui meurt, alors là, qui meurt à petit feu, qui se décompose, de la vraie sénescence palpable, et là Defossé excelle dans un numéro de « J'ai vu où se nichait l'Enfer, il s'appelle la province française oubliée », puis l'incompréhension, le pont humain réduit à l'envie sexuelle dans sa bestialité, du moins c'est ce que l'on devine, et enfin le meurtre, suite à un pacte sordide ? Cela, on n'en sait rien. A force de ne pas crier, de ne pas juger, de ne pas s'emporter, à force de sur tempérer ses sentiments, de transformer en introspection ce qui devrait être dur, violent, mais permettrait à l'humain d'exister, on se demande vraiment à quoi il peut bien servir d'être en vie dans le monde de Defossé.

Alors, et nous nous arrêterons là dans notre critique. Mais nous poserons une question, toute simple : pourquoi ce roman de la résignation ? Résignation à ne pas savoir, résignation à vivre avec ses démons, résignation à l'enlisement dans le marais de notre déclin social, intellectuel, l'enlisement accepté de notre Vouloir Etre ? Où est la rage, où est le souffle ? Au lieu de cela, un ton faussement neutre, la prise en compte d'un monde qui s'échappe, s'effiloche entre les sens, d'un monde sur lequel nos valeurs néo morales n'ont pas la moindre prise, mais qui pourtant ne nous pousse à aucun moment à leur remise en cause ? D'accord, la force du livre, c'est une maîtrise absolue du discours intérieur, un équilibre parfait de la langue, de la narration, un cheminement intime qui n'amène nulle part, et alors, en quoi cela me concerne t-il ? Mais pour qui écrit on ? Pourquoi écrit on ?

En lisant un livre, très bon par ailleurs, comme « On ne tue pas les gens », j'ose une hypothèse, avec ce qui reste de vie en moi, après ce déballage de bons sentiments, et de lieux communs post bobo, dont la mise en abyme remet en cause même l'appellation abusive de « lieu commun ». Cette hypothèse, elle est simple. Cette hypothèse, la voici : le livre avec couverture beige, ou blanche, ou avec des liserés bleus, c'est avant tout une introspection cathartique qui aide le lecteur à se débarrasser, le temps d'une lecture, de ses angoisses schizophréniques, car des angoisses, et schizophréniques, il en a. Avec des livres, de plus en plus formatés, il n'est pas étonnant que l'on ait droit à des lecteurs de moins en moins nombreux, de plus en plus formatés eux aussi, et réclamant toujours plus des mêmes séances de thérapie à 20 euros. Si les angoisses sont probablement le produit de la schizophrénie, la schizophrénie est elle le fait d'un monde bizarre, où la façon de vivre n'a jamais été aussi peu en phase avec la morale auto professée. En termes plus simples, le public parisien aisé, bobo ou botra, qui lit, vit d'une façon fondamentalement en désaccord avec son discours. Il professe la générosité et la liberté, et travaille dans les environnements les plus policés, les plus ridicules, ces dictatures consenties que l'on appelle les grandes entreprises; il passe son temps à juger, les siens, les racistes, les Américains, les Chinois, mais chaque geste, dans l'ordre, réunions de famille, digicode, mutuelles privées, consommation débridée, est un acquiescement rituel de ce qu'ils condamnent après le Chablis. Pour une société schizophrène, il fallait une littérature entropique, une recherche de l'infiniment petit, un recul jusque dans les confins les plus intimes de l'âme du lecteur. A force de ne plus crier, de juger sans rien faire, de se scandaliser mezzo vocce, de ratiociner vainement à l'abri, on nage en plein délire intellectuel nombriliste. Et le moindre souffle de vent qui tourne les pages un peu trop vite devient une source de déséquilibre.

Nous sommes désolés. Si la littérature c'est ça, alors cela ne nous intéresse pas. C'est assez beau, mais ça rapetisse. Or, il ne devrait pas être ainsi. On peut adorer Duras et frémir sur un accord de Lalo Shiffrin en regardant Dirty Harry, on peut entrer dans l'univers de Proust, et vouloir être Steve Mc Queen dans Bullitt. Ce n'est pas grave. C'est humain, c'est incohérent, c'est l'inverse de l'entropie, car l'entropie, en annihilant la force vitale ne nous distingue plus des statues marmoréennes et des habitants des sarcophages. Nous souhaitons donc le retour de la littérature qui saute à la gueule. Nous voulons une littérature vivante. Nous voulons une littérature qui interpelle et qui sorte du cadre étroit dans lequel la société l'a confiné. Ce devrait être le but de tout auteur. De toute littérature. Duras et Spillane, Proust et Hammett, Nathalie Léger et Dantec. Ce n'est pas contradictoire. Il est grand temps que l'auteur abandonne un peu de la police de caractères et les mots trop bien pesés, pour recourir un peu plus à la dynamite. Loin du papier que l'on brûle, nous sommes pour la tablette qui saute à la figure.