C'est en lisant les journaux que nous apprîmes que l'Euro battait de l'aile. Alors, nous avons fait fi des réveillons, des beuveries censées nous ouvrir les chemins bénis d'une année où tous nos soucis s'évanouiraient d'un simple coup de pendule magique. N'écoutant que leur courage, Les Editions de Londres sont parties enquêter sur place, suivant en cela une vraie tradition journalistique à la Albert Londres dont nous nous réclamons.

Nous ne perdîmes pas de temps. On apprit vite que les puissances occultes tapies derrière les marchés financiers en avaient ras le bol de perdre de l'oseille par trillions et se débarrassaient un par un des chefs de gouvernement démocratiquement élus. Ils avaient commencé par l'Italie et l'Espagne. Et ils y avaient placé des bureaucrates à cheveux gris dont la mission était de faire des coupes sombres dans les budgets déséquilibrés de toutes ces nations européennes riches à en claquer. Alors, nous fîmes route vers l'Italie, puisque tous les chemins mènent à Rome, et on débarqua à Venise un jour de pluie. C'est là que tout se gâta. En effet, nous avons honte de l'avouer, mais nous oubliâmes bien vite les interviews prévus de longue date avec les politiciens, journalistes, policiers, juges et criminels locaux, et on se perdit dans les ruelles du Ghetto Vecchio à la recherche d'arcanes secrètes que malheureusement nous ne trouvâmes jamais.

Notre monde est un lieu bien étrange : on veut nous faire croire que toutes ces choses sans aucune importance, comme la santé de l'économie européenne, ou celle de l'Euro, ou encore ces boulots que tous les salariés tristes à en mourir n'ont choisi que par dépit et ne gardent que par défaut, on veut nous convaincre que tout ceci est de la plus haute importance. En revanche, les choses vraiment importantes, comme l'art, l'amour et la mort, on les évacue, ou on les sacrifie, ou encore elles ne sont là que pour nous divertir.

Aux Editions de Londres, we beg to differ. Alors nous avons visité. L'Accademia. Pas mal, beaucoup de tableaux avec des fonds dorés et des sujets qui devraient nous intéresser, mais ne nous touchent plus, parce que le temps est passé par là. Puis la Collection Peggy Guggenheim. Formidable, un peu notre art classique, des Picasso, des Braque, des Chirico, des Magritte qui déjà annoncent la BD belge, des Mondrian ; on s'y sent bien, c'est un peu chez nous, chez Peggy. Puis on finit par tomber sur une impasse aquatique, une sorte de rencontre des trois lagunes, la punta della dogana, où le collecteur d'arts international François Pinault a décidé d'installer sa galerie d'art moderne après avoir avorté celle qui ne verra jamais le jour sur l'Ile Seguin. Le musée est incroyablement bien situé au sein d'un ancien entrepôt de sel avec des volumes étonnants. C'est en sortant que par hasard nous avons jeté un œil sur un livre où apparemment les visiteurs de la collection d'art moderne notaient leurs impressions.

Dans leur grande majorité, les commentaires étaient très négatifs. Cela nous parut étrange. Et nous avons lu rapidement. C'est alors que nous sommes tombés sur ceci : « Ce musée est une offense faite à Venise...». Et pas mal de choses de cet acabit. Finalement, tous ces « amateurs » d'art n'y connaissent fondamentalement rien. Cent trente ans après les Impressionnistes, ils ne sont capables d'aimer ou d'apprécier que ce qui ressemble au réel, ou encore ce qui ressemble à ce qu'on leur a dit d'aimer. Ecartez-vous des codes, expérimentez, brisez les tabous anciens, cherchez à insuffler de la vie dans des arts plastiques à la recherche d'un second souffle, et non seulement vous n'aurez pas le suffrage des philistins, vous aurez leur courroux. L'art doit être plaisant pour ces gens, il doit les aider à trouver le sommeil, à amuser leurs sens, à faire bavarder leurs conjoints, il faut de La petite musique de nuit, pas du Personal Jesus. Nous ne sommes pas d'accord. L'art amuse, l'art perturbe, l'art réjouit, l'art provoque, mais surtout l'art aide à vivre.

Enfin, après un siècle passé à déconstruire le réel, en littérature avec Joyce, dans le conscient avec Freud, dans la matière avec Einstein, dans la peinture avec Kandinsky, dans la perception du réel avec Lovecraft et Philip K. Dick, comment en sommes nous encore là ?

Avec ce musée, Pinault s'inscrit dans la tradition jamais éteinte des mécènes vénitiens. Les patrons des arts ont toujours eu beaucoup d'argent, d'où les relations sulfureuses et biaisées qui les lièrent aux artistes depuis des siècles. Loin d'être une offense, cette collection est dans l'esprit de Venise. Certaines œuvres sont même très intéressantes : voir des artistes comme Loris Gréaud, Cyprien Gaillard... Sans juger de l'homme par un filtre de gauche ou de droite, nous devons saluer les intentions du collectionneur. Et ce sont les philistins amoureux de l'art en momies, ceux qui viennent chercher les remous dans la lagune, les embarcadères qui craquent, et les vaporetti qui toussotent, dont nous nous passerions bien. Que Pinault continue donc à augmenter les prix de ses pyjamas rayés dans ses catalogues La Redoute ; si des artistes en profitent pour vivre, nous perturber, nous surprendre, et nous sortir de nos sentiers battus, coincés entre Saint Marc et le Rialto, nous y gagnons tous. Ce n'est que justice.